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Conférences 1999 |
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Le
pèlerin et le converti
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Conférence
de Danièle Hervieu-Léger
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Il m'est rarement
arrivé d'être aussi bien présentée(*), c'est-à-dire
avec un projet intellectuel qui consiste à parler à des gens qui, généralement,
sont extrêmement impliqués par la question de la religion. Le
travail du sociologue consiste à mettre tout cela à plat et en même
temps, il ne doit pas être dupe du point jusqu'où il peut aller dans
cette déconstruction. Il doit se donner des limites à lui-même
en remettant constamment sur le métier son propos, ce qui est
la condition même du travail scientifique. Le sociologue ne se soucie
ni de l'avenir de la foi, ni de l'avenir des Eglises, ni de ce qui se
dessine comme projet religieux pour le monde. Il se place sur le terrain
des choses qu'il observe.
Ce que je veux faire ce soir, c'est reprendre deux grands constats de la sociologie qui sont chronologiquement détachés l'un de l'autre. A partir de ces deux constats, je voudrais préciser les trois grandes questions à partir desquelles j'ordonne mes recherches qui sont au centre de mon dernier livre paru "le pèlerin et le converti". 1 Diminution de l’impact du catholicisme Premier constat : nos sociétés
sont des sociétés où la religion occupe, de fait, de
moins en moins de place. Une sociologie du catholicisme a émergé
en France, en gros un peu avant la dernière guerre mondiale et s'est
extraordinairement développée ensuite sur le terrain
empirique jusque vers les années 60, cette sociologie du catholicisme
français a notamment contribué à établir de façon certaine,
ce reflux massif de la présence du religieux dans notre société
en tant qu'elle est une société moderne. Un constat
immédiat et mesurable : il y a de moins en moins de gens dans
les églises pour fréquenter les cérémonies
dominicales. C'est une décrue régulière
qui n'est pas nouvelle dans un pays comme la France mais qui a pris
dans une période récente une accélération
saisissante. On maintient aujourd'hui avec une certaine opiniâtreté
que la pratique régulière s'établit autour de 12%, c'est
pour ne pas constater que les chiffres sont en fait beaucoup plus
bas si on prend une définition un peu rigoureuse de la pratique
régulière. Aujourd'hui dans les enquêtes,
on accepte de considérer comme des pratiquants réguliers
des gens qui vont à la messe une fois par mois ce qui canoniquement
est un peu laxiste mais qui permet de maintenir la fiction des 12%.
Dans la réalité des choses en ce qui concerne la pratique
dominicale, on sait bien qu'on est au-dessous de 10% et que pour certaines
classes d'âge, en particulier les 18-24 ans on atteint le taux de
2,5% et même en étant un peu optimiste. C'est vous dire que si on prend
cette mesure de gens qui fréquentent les églises, il
y a là un indicateur imparable. Il n’y a pas de doute que les choses
passent leur temps à s'effriter. Si on parle des indicateurs qui ont
tenu plus longtemps, par exemple les baptêmes catholiques, pendant
très longtemps ce chiffre est resté relativement stable. Les
gens ne mettaient plus les pieds dans les églises mais faisaient
baptiser leurs enfants dans leur première année. En gros, jusque
dans les années 80, on a tenu à peu près 80% d'enfants baptisés
en France dans leur première année. Aujourd'hui, nous sommes
tombés en dessous de 60%. Si l'on prend les chiffres des mariages
catholiques, la perte est également très rapide. Vous me direz
que, en tout état de cause, la nuptialité diminue, mais
la chute des mariages religieux est beaucoup plus rapide que la chute
de la nuptialité. Au fond, le seul chiffre de mesure
d'un rattachement quelconque à l’institution qui reste relativement
stable, c'est le chiffre des funérailles. Apparemment dans un pays comme la France, on continue au moment ultime de retourner
à l'église mais on y retourne dans son cercueil. C'est donc une situation qui apparaît
comme une lente dégradation de ce qui fut l'observance catholique,
non pas massive autant qu'on l'a cru (il y a une grande mythologie
d'une France toute chrétienne du passé) mais néanmoins,
malgré tout caractérisée par des chiffres qui
parlent d'eux-mêmes. Si l'on en prend d'autres comme par exemple le
nombre des vocations sacerdotales, alors là, les choses sont encore
plus claires. Il y avait à peu près 40 000 prêtres
en exercice en France après la seconde guerre mondiale. On évalue
aujourd'hui à peu près à 20000 en tenant compte des religieux qui
remplissent des services pastoraux le nombre de ceux qui sont aujourd'hui
en activité et en n’oubliant pas que dans l'Eglise, on ne tient
vraiment pas compte de la règle des 65 ans pour s'arrêter de travailler.
Et si on regarde le nombre d'ordinations, on s'aperçoit que depuis
1959 en France on ordonne moins de prêtres qu'il n'en meurt. Autrement
dit, nous sommes devant un corps social clérical en voie d'extinction.
Les hypothèses les plus favorables
sont en gros et en étant plutôt optimistes, 7 à 8000 prêtres
en France aux alentours de 2005-2010, ce qui veut dire que dans un
pays qui est considéré à l'échelle européenne
comme un pays catholique et même massivement catholique, il n'y aura
plus de clergé. 6000 pour 60 millions d'habitants ne permettent
plus de parler de corps clérical. Voilà quand même un phénomène
sur lequel il va falloir réfléchir très sérieusement,
probablement plus sérieusement qu'en évoquant simplement
le fait que l'Esprit Saint va venir au secours de l’institution. Voilà ce que dans un premier temps,
le sociologue peut dire comme observation. Il faut dire que pendant
très longtemps, ce constat de la perte a bien arrangé la sociologie.
Pourquoi ? Tout simplement parce que, la tradition théorique
de la sociologie postulait d'une certaine façon ce phénomène.
Elle postulait en particulier que les sociétés modernes
sont des sociétés qui se sont constituées en
leur modernité en s'arrachant au monde religieux du passé.
Au fond le constat empirique de
la perte est très violent en France, plus que dans d'autres pays comme
l'Italie. Mais si l'on regarde d'autres pays européens comme
les pays scandinaves, on s'aperçoit que la France n'est pas la plus
mal lotie. Dans les pays scandinaves qui sont massivement luthériens,
la pratique régulière s'établit autour de 3%. Dans l'Eglise
anglicane en Grande-Bretagne, la pratique régulière tourne
autour de 3,4%, pas plus. Autrement dit, on est là devant un phénomène
massif qui concerne tout autant les pays protestants. C’est une sorte
de lente érosion du fait religieux, lente érosion qui
corrobore ce que la tradition sociologique depuis qu'elle s'est constituée
ne cesse de dire, c'est-à-dire que finalement, la religion et la modernité
s'excluent. 2 – Religion et modernité Comment est-ce que la tradition
sociologique a décliné ce thème de l'exclusion de la
religion et de la modernité ? Elle l'a fait de façons diverses
et d'une façon relativement indépendante des problématiques
du social développées par les grandes théories.
Ce qui est intéressant, c'est que des gens aussi différents
que Durkheim, que Marx ou que Max Weber ont tous décliné
l'idée d'une exclusion progressive du religieux et du moderne.
Dans l'un de ses travaux, Durkheim dit : "il y a là un phénomène
qui est parallèle à toute l'histoire de l'Occident. Ce n'est pas un phénomène
qui date de l'urbanisation ou de l'industrialisation du 19ème siècle,
ce n'est pas un phénomène qui date de la révolution
politique du 18ème siècle, ce n'est pas un phénomène qui date
de la Réforme et de la mutation radicale du rapport au religieux
qu'elle a introduit dans le monde occidental. Ce phénomène
de perte de la religion, aussi loin qu'on remonte dans l'histoire,
on le voit à l’œuvre comme si l'histoire occidentale n'était
rien d'autre jusqu'à un certain point que l'histoire de la perte de
la religion." Et Durkheim termine par cette formule
que je cite de mémoire et qui est assez frappante pour qu'on
s'en souvienne : "Si Dieu gouverne le monde, une chose est sûre
c'est qu'il le gouverne de plus en plus haut et de plus en plus loin
" Max Weber lui-même, au fond, tenait que les sociétés
modernes sont caractérisées par ce fait frappant "d'être
des sociétés, disait-il, de plus en plus indifférentes
aux dieux et aux prophètes." Quant à Marx, pour lui, la perte
de la religion signait, d'une certaine façon, l'émancipation
de l'humanité qui n'avait plus besoin de "l'habillage
de la religion" comme disait Engels pour porter son désir
d'une société toute autre, qui était capable
de s'assumer d'une façon autonome sur le terrain du politique et de
penser son avenir indépendamment de ces rêves d'une alternative
repoussée dans l'au-delà. Alors que ce sont là des sociologues
qui développent une problématique du social totalement
différente, ils ont une convergence massive sur cette évidence
que la religion et la modernité, ça ne marche pas ensemble,
qui plus est, que notre modernité se constitue à travers son
arrachement à la religion. On voit bien autour de quelles articulations
principales se construit cette problématique. Pour faire simple
et pour donner un contenu au mot modernité que j'ai employé
à plusieurs reprises je vais dire ce qui caractérise la modernité. Premier trait massif de la modernité
occidentale : c'est le fait que s'y impose comme une rationalité
dominante, la rationalité scientifique et technique. Le monde
occidental moderne est un monde où la rationalité instrumentale,
la rationalité expérimentale, la rationalité
scientifique est la référence de tout notre travail
de connaissance. Nous sommes une société dans laquelle
l'ambition de connaître les ressorts du monde nous guide. Nous ne
pouvons pas accepter de nous en remettre à des explications qui font
appel à des puissances diverses et variées. Nous avons besoin
de repérer les enchaînements qui permettent de rendre compte
des processus physiques, des processus du cosmos, des processus sociaux
et même des processus du psychisme humain. Il y a donc une exigence
de rationalisation qui s'impose dans tous les domaines de la vie et
qui concerne à la fois notre mode de connaissance et notre mode de
rapport au monde puisque qui dit connaître dit maîtriser, dit prendre
pied dans le monde pour le transformer. C'est ce qui caractérise
par rapport à d'autres, les sociétés occidentales. Deuxième trait encore plus important
à mon avis, les sociétés modernes sont des sociétés
où s'impose comme un fait massif fondateur de nos démocraties,
fondateur de nos conceptions de la citoyenneté, l'idée
d'un individu sujet, autonome, capable d'être lui-même la source des
normes et des valeurs qu'il considère comme importantes pour sa propre
vie et capable avec d'autres sujets autonomes de débattre sur la scène publique pour définir les
orientations qu'ils entendent donner à leur vie collective. Si on
n'accepte pas cette autonomie du sujet, on ne peut rien comprendre
à la manière dont s'est construite la conception occidentale de la
citoyenneté, des droits de l'homme, de la liberté de
conscience... etc. Il y a là une reconnaissance originale de l'autonomie
du sujet qui est fondatrice de notre modernité. Troisième trait de la modernité
: la spécialisation des institutions. L'histoire occidentale
est caractérisée par le progressif arrachement des différentes
sphères de l'activité humaine à une espèce de totalisation
par le religieux et très précisément par la manière
dont progressivement dans l'histoire occidentale, le politique et
le religieux se sont séparés, l'art et la religion se
sont séparés. L'art est devenu autonome. Le politique
est devenu autonome, l'économique et le domestique se sont
séparés, ont pris également un cours autonome,
chacune de ces sphères d'activité fonctionnant selon la règle
du jeu qui lui est propre. Si l'on raisonne alors sur les
implications pour la religion de cette trilogie de la modernité,
rationalisation, autonomie, spécialisation des institutions,
nous comprenons pourquoi ce processus de réalisation historique
de la modernité se confond d'une certaine façon avec l'éviction
de la religion. Rationalisation qui désenchante
le monde, qui le vide de son mystère, qui remet en question les explications
par lesquelles les hommes tentaient de rendre compte de toutes ces
fatalités qui s'abattaient sur eux, que ce soit la foudre,
les intempéries, les épidémies pour tenter d'en
rendre compte à travers des enchaînements de causes et d'effets qu'on
peut essayer de maîtriser. Il y a là un désenchantement du
monde qui est, inséparablement, mise à mal des cosmologies
à travers lesquelles les hommes tentaient de donner un sens à tout
ce qui leur advenait. Autonomie de l'individu qui fait
de la conscience personnelle du sujet le lieu dans lequel se joue
fondamentalement l'élaboration des normes et des valeurs auxquelles
chacun peut se référer et qui du même coup donne à l'individu
une liberté totale par rapport à des codes de sens, par rapport
à des dispositifs normatifs prescrits d'en-haut à travers par exemple
l'hétéronomie d'une révélation. Donc autonomie
qui renvoie l'individu à lui-même, qui le condamne à la liberté
et qui du même coup, met en question les systèmes
de sens promus et garantis en particulier par les grandes institutions
religieuses. Enfin spécialisation des
institutions qui fait que dans cette configuration nouvelle, l'activité
religieuse elle-même devient le choix de l'individu. On peut être
croyant, on peut ne pas l'être. Le fait de ne pas être croyant ne
vous disqualifie pas comme citoyen, comme professionnel compétent,
comme capable de morale et de comportements tout à fait rationnels
dans la vie quotidienne. Etre croyant ne vous disqualifie pas davantage.
C'est une affaire d'option personnelle. L'option religieuse est une
option privée, rapportée au choix de l'individu et l'un
des principes de nos sociétés est que précisément
aucune société démocratique ne peut disqualifier
des individus au nom de leurs croyances, mais au contraire doit les accepter comme faisant
partie d'eux, faisant partie intime de leur liberté. Mais dans ce processus évidemment,
la religion elle-même devient une sphère spécialisée
de l'activité humaine dans laquelle on s’engage si on le désire
et dans laquelle on ne peut pas être contraint de s’engager. Autrement
dit, l'engagement religieux est une affaire à option. Voilà une configuration
qui, effectivement, sape en profondeur la logique des systèmes religieux
englobant. Ce qui est intéressant, c'est que précisément
on peut se demander d'où vient cette spécificité de
la modernité occidentale qui a été capable de
produire cette conception décisive de l'autonomie, autonomie
dans la capacité de connaissance, autonomie dans la capacité
historique de faire la société dans laquelle on vit
et construction de la liberté de conscience qui est l'un de
nos grands atouts. Max Weber se posait cette question
de la manière suivante "pourquoi était-ce dans cette zone
très, très limitée géographiquement, du bassin méditerranéen
que ces valeurs qui sont celles auxquelles nous tenons, tous,
par-dessus tout, ont émergé, dans des civilisations
qui, certes étaient riches et cohérentes, mais pas plus
que la civilisation chinoise, ou que la civilisation indienne ou que
la civilisation arabe. Pourquoi est-ce là dans ce pourtour du bassin
méditerranéen qu'ont émergé ces conceptions
de l'autonomie, de la conscience individuelle, de la liberté,
ces conceptions de l'autonomie de l'histoire. » Max Weber suggérait
que cette émergence des valeurs que nous considérons aujourd'hui comme universelles,
était en fait, directement liée au contexte religieux
de cette région particulière, c'est-à-dire à la manière dont
cette zone géographique avait été travaillée
par le judaïsme d'une part, par le christianisme d'autre part. On ne connaît souvent de Max Weber
que la pointe ultime de cette thèse, le lien qui existe entre l'émergence
du capitalisme et l'éthique protestante. Mais ceci c'est le
point ultime d'un immense travail qui a consisté à reconstituer
à travers toutes les traditions religieuses
existantes, la manière dont elles pouvaient ou non s'articuler avec
les valeurs de la modernité. Ce qui est vraiment saisissant
dans cette spécificité occidentale, c'est précisément
le rôle qu'ont joué le judaïsme et le christianisme. Le judaïsme à travers une invention
inouïe qui est vraiment sa singularité particulière et qui
contrairement à ce qu'on pense souvent, n'est pas le monothéisme.
En effet des émergences du monothéisme, on en a vu ailleurs.
La grande invention juive, ce n'est pas le monothéisme en tant
que tel, c'est la notion d'alliance. C'est cette idée absolument
originale dans l'histoire de l'humanité selon laquelle s'établit
entre la divinité et le peuple qu'elle s'est choisi, un lien
de nature contractuelle. Pour passer une alliance, il faut
être deux. Et en particulier pour que l’alliance ait un sens, il faut
que le peuple puisse dire non, qu'il puisse refuser le contrat. Et
c'est cela, l'invention fabuleuse du judaïsme, c'est d'avoir inventé
ce mode de relation particulier au divin qui fonctionne selon un régime
contractuel avec deux partenaires capables de dire oui et non. Toute
l'histoire biblique rend compte de cette alliance précisément
parce que le peuple passe son temps à dire non et que les prophètes
viennent l'invectiver en leur annonçant toutes sortes de choses dramatiques
s'il ne rentre par dans le droit chemin de l'alliance. Mais néanmoins,
il n'y a pas moyen de le contraindre. Il faut que leur volonté
soit engagée. Cette notion d'alliance est absolument
décisive parce que c'est l'alliance qui fonde la possibilité
même d'une histoire autonome. Les hommes, le peuple, au lieu d'être
soumis à une loi qui s'impose à eux et leur prescrit un ordre du monde
définitif et lisse sont confrontés à un problème "est-ce
que tu acceptes la loi que je te propose ou pas ?" Du même coup,
le peuple tient entre ses mains la capacité de faire son histoire
ou pas. Autrement dit, c'est la religion qui invente l'autonomie,
mais qui l'invente à travers cette notion très particulière d'alliance.
Le moment chrétien va faire
entrer cette notion d'autonomie dans le champ de notre modernité
à travers un double mouvement qui est un mouvement de radicale individualisation
de l'alliance et un radical mouvement d'universalisation. L’universalisation d'abord : la
Bonne Nouvelle est pour tous et non plus seulement pour le peuple.
Elle est pour tous les hommes. Donc on rentre dans une problématique
de l'universel qui est spécialement attachée à la modernité
et d'autre part, la conversion c'est-à-dire le choix de l'alliance
est offert à chaque individu. Autrement dit, c'est dans la singularité
de l'opération de conversion que se joue l'alliance. Et à travers
cette proposition de la conversion se joue la constitution embryonnaire
du sujet moderne. N'exagérons pas ! La source
de notre modernité ne nous vient pas seulement de la tradition
judéo-chrétienne. Pour être complet, il faudrait introduire
aussi le filon grec et le filon du droit romain. Mais pour ce qui
nous occupe ici, c'est-à-dire la religion, ce qui est intéressant
de bien saisir, c'est comment le tissu religieux judéo-chrétien,
le terreau juif et chrétien, a littéralement constitué
la matrice de ce qui, ensuite, va devenir notre modernité.
Elle va devenir notre modernité en perdant d'une certaine façon
au cours de l'histoire, le lien explicite avec son fondement religieux.
Ce qui est intéressant,
c'est que la modernité s'est mise en place comme une fusée
porteuse met un satellite sur orbite. Quand la fusée porteuse,
en l'occurrence la tradition religieuse judéo-chrétienne
a mis sur orbite le satellite autonomie, d'une certaine façon, le
satellite ensuite a tourné tout seul et la fusée porteuse
est retombée. Cette métaphore dit bien que la sécularisation
c'est cette coupure avec cette source que mon collègue Marcel Gauchet
formule très, très bien en disant que le christianisme, "c'est
la religion de la sortie de la religion." C'est exactement cela
qu'il pointe à travers cette formule en évoquant la manière
dont finalement le dispositif chrétien permettait d'assurer
l'autonomie d'un sujet capable de s'abstraire lui-même de la norme
religieuse. Il y a donc là quelque chose d'absolument fondamental
pour comprendre notre modernité et pour comprendre ce paradoxe :
comment une culture religieuse a précisément permis
ce qui semble lui être radicalement opposé c'est-à-dire l'extériorité
radicale de notre modernité par rapport à la religion. La sociologie a très largement
décliné cette hypothèse de la perte et elle l'a fait
de façon très cohérente. Elle continue de le faire légitimement
en remarquant que nos institutions politiques, notre rapport à la
morale n'est plus aujourd'hui déterminé et prescrit
par la religion, qu'on peut très bien se référer à un
univers religieux de sens, mais que pour autant, on peut être un citoyen,
une personne morale, et un individu socialement parfaitement intégré
sans avoir de qualification ou d'engagement religieux public. Cela
rejoint les prévisions des sociologues évoquées
au début : la religion glisse sur les gens comme l'eau sur
les plumes d'un canard, la religion et la modernité n'ont rien
à faire ensemble. Tout ceci a été le
lot commun du discours sociologique jusqu'à la fin des années
60. A la fin des années 60, il a fallu non pas revenir sur
cette analyse de fond qui reste vraie, mais la relativiser singulièrement.
Voilà très exactement comment opère la sociologie, mettant en avant
des logiques sociales mais en même temps faisant apparaître la manière
dont la société elle-même développe des phénomènes
de contradiction qui montrent que les choses sont encore plus compliquées
que ce qu'on avait pensé. Vers les années 70, quatre
grands thèmes vont mobiliser la réflexion sur le phénomène
religieux et vont amener à réviser les logiques sur lesquelles
on avait travaillé pour introduire de nouvelles considérations
sur le phénomène religieux contemporain. 1 – Retour du religieux sur la scène publique La théorie classique de
la sécularisation impliquait en particulier l'idée que
le fait religieux devient un fait essentiellement privé. Déjà
Kant plaçait tout ce qui relève du religieux dans la sphère privée.
Cette hypothèse de la privatisation a été singulièrement
battue en brèche par le retour en force du religieux sur la scène
publique justement au tournant des années 70. A ce moment-là,
un certain nombre de phénomènes sont apparus. Dans un premier temps ils sont
apparus de façon si lointaine par rapport aux foyers centraux de la
modernité que c'était relativement facile de dire "d'accord,
oui il y a de la religion en Amérique Latine, en Pologne, en
Iran, mais cela nous concerne d'assez loin". C'était des
choses qu'on pouvait rapporter à des modernités fausses ou
forcées à cause des régimes politiques où elles sont
apparues. Quand les fondamentalistes protestants
des Etats-Unis qui pendant 30 ou 40 ans avaient eu comme seul souci
de ne pas interférer dans la sphère politique, le jour où ces
Evangélistes sont rentrés en politique de manière active,
en annonçant qu'il s'agissait de remettre sur pied la société
américaine à partir des principes bibliques et le jour où
leur engagement politique a permis la première élection
de Reagan, on ne pouvait plus dire qu'il s'agissait d'une modernité
forcée. On assiste alors à un retour du religieux qui va modifier
la donne politique elle-même et qui va poser les problèmes au jeu
politique classique. On est obligé de se demander si la privatisation
est aussi totale et définitive qu'on l'a pensé. 2 – La religion populaire a – Réactions des gens devant les changements consécutifs
au Concile Deuxième débat : la question
qui resurgit sur les franges du Concile Vatican II est celle de la
religion populaire. La question surgit juste après le Concile notamment
à propos de la réforme liturgique parce qu'on s'aperçoit que
des gens qui ne mettent jamais les pieds dans des églises vont
faire un pataquès parce que leur enfant ne fait plus sa "communion
solennelle" dans les formes, vont râler et pousser des cris de
putois parce que quand ils amènent un gamin pour le faire baptiser,
le prêtre de la paroisse leur dit "écoutez, ce ne serait
pas mal que vous réfléchissiez un peu sur ce que vous
allez faire en le baptisant", de même quand le prêtre invite
des futurs mariés à certaines réunions. Ces conflits vont amener les sociologues
à se demander s'ils ont vraiment tout vu quand ils ont constaté
que les gens ne fréquentaient plus les églises. Cela
invitait à reconsidérer la façon dont on étudiait un
certain nombre de phénomènes dits de religion populaire, c'est-à-dire
les pratiques domestiques, les pratiques de religion locales, les
pratiques de guérison, les dévotions très propres à
des régions, les pèlerinages, enfin toutes ces formes supposées
appartenir à une France rurale et toute chrétienne, considérées
comme en voie de disparition. Il y a longtemps que les sociologues
s'intéressaient à tout cela mais ils s'y intéressaient
un peu comme les paléontologues, comme à des espèces disparues
ou en voie de disparition qu'il fallait étudier d'un point
de vue muséographique avant qu'elles ne disparaissent complètement.
B – Réactivation des pratiques locales. Cela s’allie d'ailleurs avec une
mythologie rurale tout à fait étonnante puisque au moment où
les paysans, eux, avaient complètement abandonné ce genre de
pratique et étaient beaucoup plus soucieux de leur endettement
au Crédit Agricole que de leur dévotion à la sainte
locale, à ce moment-là, un certain nombre de couches intermédiaires
culturelles, professeurs, travailleurs sociaux, médecins etc.
s'employaient à revitaliser ces pratiques dans certaines régions
de France. Ils eurent un succès considérable. Un certain nombre
de pratiques qu’on avait considérées comme vouées
à disparaître dans les années 60 connaissent à partir de 70
des reviviscences qui ne passent pas du tout par la réactivation
religieuse de couches traditionnelles mais qui partent de l'intérêt
que portent à ces phénomènes des gens qui sont complètement
partie prenante de la modernité culturelle. Par exemple, les ostensions en
Limousin. Ce sont des sorties de reliques qui ont lieu tous les sept
ans dans des villes comme Limoges. On fait circuler les reliques des
Saints protecteurs de la ville autour des murailles
avec une procession formidable où tout le monde vient pour
rappeler la protection du Saint pendant la Grande Peste. Dans les
années 60, les ostensions en Limousin n'attirent plus que trois
pelés et deux tondus et en plus, le clergé est très,
très réticent. Les ostensions en Limousin ont été
sauvées par les subventions des municipalités au nom
de la sauvegarde du patrimoine local et ces municipalités étaient
les plus vieilles municipalités communistes de France. Il y
a donc eu un moment où c'est les subventions du P.C. qui ont sauvé
les ostensions en Limousin. A partir des années 70,
il y a un changement complet de décor. Mais qui a réactivé
les ostensions ? Des résidents secondaires, des gens qui ont
acheté des maisons dans le coin et qui viennent y passer leurs
vacances et puis tous ces intermédiaires culturels qui ont
envie de sauver quelque chose qui appartient à la fois à la vie locale,
à la vie spirituelle, on ne sait pas trop dans quelles proportions
mais peu importe, ce qui compte, c'est que cela se réactive.
Du coup, le clergé saute dans ce genre de mouvement, réalise
que c'est, après tout, une bonne occasion pastorale et que, à défaut
d'avoir des gens tous les dimanches dans les églises, ce serait
bien de profiter de l'opération pour faire de la catéchisation
accélérée à la faveur notamment de la préparation
de la procession. Le résultat, c'est qu'aujourd'hui
si vous voulez aller voir les ostensions en Limousin, il faut maintenant
réserver les billets dans les hôtels deux ans à l'avance et
on réserve des places dans les cars à Munich, à Milan et à
Bruxelles. Ces processions sont d'ailleurs faramineuses. Tout le monde
s'investit dans la préparation qu'on pratique ou non, qu'on
soit croyant ou pas. Dans la procession des saints protecteurs de
la ville sont rentrés Maximilien Kolbe, Martin Luther King,
très prochainement Mère Térésa. Autour de ces questions, il y a
une interrogation pour les sociologues : qu'est-ce que cela révèle
de l'intérêt des gens ? Vous me direz : ils y vont comme ils
vont à un "Son et Lumière" ou parce que c'est une étape
sur un parcours de randonnée verte. Oui mais il y a des enjeux
dans ce genre de pratiques qui dépassent l'anecdote immédiate
et le côté festif, Il y a là des enjeux dont on peut
se dire qu'ils ne sont pas uniquement folkloriques. En tout cas, il
est clair que les problèmes généraux de la religion
populaire, le maintien de cultes locaux, le développement des
pratiques de guérison, tout cela renvoie dans une société
supposée désenchantée à des phénomènes
de croyances qu'on avait un peu trop vite balancés avec l'eau
du bain de la sécularisation. Nouvelles formes de spiritualitéTroisième terrain, le plus important
sans doute, c'est l'émergence autour des années 70 toujours,
dans la mouvance de ce qu'on a appelé la contre-culture, de
la contre-culture spirituelle c'est-à-dire toute une série
de phénomènes qui vont se déployer dans l'apparition
de nouvelles formes de spiritualité, de nouveaux mouvements
religieux, de nouveaux groupes religieux très, très variés,
très syncrétiques qui vont bricoler énormément
avec la psychologie moderne, qui vont se passionner pour les spiritualités
orientales et les brasser d'une façon souvent très inattendue avec
les vieux filons de la spiritualité occidentale, qui vont développer
des intérêts pour les pratiques chamaniques, pour le commerce
avec les esprits, etc., toutes sortes de choses qui fournissent ce
qu'on appelle la nébuleuse mystique ésotérique
et qui vont se cristalliser dans un certain nombre de groupes qu'on
a l'habitude de désigner comme des sectes. Ce phénomène des nouveaux
mouvements religieux, en France, est très limité. Nous sommes
les enfants de Descartes et il y a une espèce de réticence
à ce genre de choses qui est assez frappante. Mais dans d'autres pays
c'est saisissant, entre autres aux Etats-Unis. Ces mouvements ont
posé des problèmes très nouveaux aux sociologues puisque, en
fait, dans leurs perspectives, ces phénomènes n'auraient jamais
dû apparaître. En effet on supposait qu'à partir du moment où les
gens se désintéressaient des grandes religions historiques,
ils étaient du même coup, éloignés de toute croyance.
Or ce que révèlent ces phénomènes c'est qu'en fait,
les sociétés modernes sont des sociétés
formidablement croyantes. Ce sont des phénomènes sur
lesquels un certain nombre de chercheurs avaient déjà attiré
l’attention des sociologues. Mais ceux-ci n'avaient pas vraiment saisi
la balle au bond en repérant que dans des pratiques non considérées
comme religieuses, la politique, l'art et même la science, il y avait
des phénomènes de saturation de croyance. A propos du communisme,
Raymond Aron, le premier, très tôt a parlé de religion séculière,
mettant l'accent sur la dimension croyante du fait communisme et soulignant
des investissements croyants y compris des pratiques ascétiques,
des pratiques rituelles, des phénomènes d'extase qui sont classiquement
associés au phénomène religieux. Prolifération de la croyance
Donc : dans ces sociétés
supposées détachées des grandes religions historiques,
deuxième constat une prolifération de la croyance, mais une
prolifération de la croyance extrêmement désordonnée
et qui ne revitalise pas pour autant les grandes Eglises. D'où d'ailleurs
l'illusion attachée à la thématique du retour du religieux,
du retour du spirituel, du renouveau spirituel de notre époque
qui ne profite absolument pas aux grandes Eglises. Ce n'est pas parce
qu'il y a quelques courants spirituels qui réunissent des traditions
instituées et ces nouveaux mouvements religieux qu'on est en
présence d’une lame de fond qui signifierait que la sécularisation
a vécu. En fait, on s'aperçoit que les
deux phénomènes sont absolument parallèles, d'un côté
les grands dispositifs d'organisation religieuse de la croyance sont
en perte radicale et en même temps la croyance prolifère. Il fallait
donc trouver le moyen de rendre compte en même temps de ces deux constats.
On ne peut pas indéfiniment s'abriter derrière l'hypothèse
minimaliste qui consiste à dire "ah ! mais bien entendu, on a
tout compris, 70 c'est la crise, la modernité perd confiance
en elle, la modernité bat de l'aile et là où elle le fait la
religion repousse." En fait, les choses sont beaucoup
plus compliquées parce que même en situation de reprise de
croissance, ces phénomènes de prolifération de la croyance
se portent très bien et continuent de se développer. (cf :
les Etats-Unis) Croyance en la réincarnation
Nous nous trouvons au terme de
ces deux constats, devant un problème nouveau qui est de redéfinir
ce qu'est vraiment la sécularisation. Les sociétés
modernes sont des sociétés institutionnellement dérégulées
par rapport à la religion mais de ce fait il y a prolifération,
dissémination individualiste du croire et multiplication des
phénomènes de bricolage. On ne bricole pas de la même façon
selon le capital culturel dont on dispose. L'une des configurations
les plus répandues du bricolage aujourd'hui, c'est celle de
la réincarnation. Dans tous les pays européens, quand
on fait de grandes enquêtes sur la religion, 20% des gens déclarent
croire à la réincarnation. Cela ne veut pas dire pour autant
que le bouddhisme et l'hindouisme ont fait une entrée en force
sur la scène religieuse de nos pays. Ce qui se passe, c'est qu'autour
de ce thème de la réincarnation, se jouent des choses extrêmement
diverses. On s'aperçoit que la manière dont on croit à la réincarnation
n'a rigoureusement rien à voir avec la théorie bouddhiste du
Karma, avec la représentation des divers cycles de la réincarnation,
effrayante pour les bouddhistes et auxquels tous essaient d'échapper.
Quand on pense à la réincarnation,
personne en France ne se voit réincarné dans un crocodile
ou une mygale. Il pense tout simplement à se réincarner dans
lui-même, beau, professionnellement réussi, humainement accompli,
sexuellement puissant, éternellement jeune, bref, tout ce qui
précisément permet de se représenter à soi-même
les ratés de sa propre existence. La réincarnation c'est
la manière de se replacer dans son existence passée et de recommencer
le parcours mais sans faire de ratés. Du point de vue du bouddhisme
et de l’hindouisme, c'est une problématique aberrante de la
réincarnation. Il y a aussi une autre version
qui est la version typique du langage symbolique du christianisme.
J'ai eu l'occasion pendant les J.MJ de suivre une catéchèse.
J'étais dans une église parisienne et une jeune fille
se lève qui s'était inscrite dans sa paroisse donc qui n'était
pas très éloignée des noyaux catholiques actifs en France,
et le dit "il y a quelque chose dont je voudrais vraiment qu'on
parle, mais le mot m'échappe, je n'arrive pas à retrouver ce
que c'est". Et elle se tourne vers ses copains et leur dit "mais
comment est-ce qu'on appelle la réincarnation chez les chrétiens
?" Autrement dit, le mot réincarnation était le
mot le plus directement accessible pour faire état de l'impossibilité
de s'exprimer sur l'au-delà. Autour de la réincarnation se
jouent des rêves d'une société d'individus avec ses
objectifs de consommation, ses objectifs de réussite sociale,
donc des bricolages qui utilisent comme ressources disponibles des
éléments des grandes traditions religieuses et qui,
en fait, donnent lieu à des configurations croyantes tout à fait inédites. Croyance au diableL'un des autres bricolages tout
à fait intéressant, c'est la croyance au diable. Je laisse
de côté les groupes sataniques qui sont des phénomènes
très marginaux et anciens pour m'intéresser simplement à la
montée de la croyance au diable. Il y a quelque temps, l'Eglise
Catholique ne nommait plus d'exorcistes dans les diocèses et la bonne
condition pour être exorciste dans un diocèse c'était surtout
de ne pas croire au diable, c'est-à-dire d'être capable d'aiguiller
activement les demandeurs d'exorcismes vers le psychothérapeute.
Actuellement, les sorciers, les marabouts africains, les magnétiseurs
font recette. On vient les trouver et on leur dit "vous, vous
êtes l'homme du sacré, faites quelque chose pour moi !"
La montée de la demande
a obligé à reconsidérer sérieusement la question.
J'ai participé comme expert à des réunions de gens qui
se posaient le problème de la restructuration des dispositifs autour
de l'exorcisme dans les diocèses pour tenter d'éclairer le
problème et de savoir comment y faire face. Ce qui est très clair,
c'est que les gens qui viennent en disant "je suis possédé",
ils n'ont que très, très peu de références à ce que
disait l'Eglise dans des temps très lointains. Les gens ne viennent
pas du tout pour parler du démon au sens où la Bible voit l'action
du démon dans l'Evangile. Ils viennent pour dire "il y
a des puissances mauvaises
qui m'ont enserré dans leurs filets. Je suis possédé,
ça voudrait dire "je ne comprends rien à ma vie, je n'agis pas
ma vie, je suis agi. Je suis possédé au sens où on m'a
eu. Cela n'a pas grand chose à voir avec une problématique
chrétienne du démon. Cela pose de gros problèmes à l'exorciste.
Pour lui ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais l'individu lui dit
"je suis possédé parce qu'on m'a eu. Tout le monde
me manipule. Cette manière de dire son impuissance ne se développe
pas dans toutes les couches de la société de façon égale.
On n'est pas étonné que les premiers demandeurs d'exorcistes
dans les diocèses, ce soient des gens qui viennent des Antilles ou
des Caraïbes, qui avaient une familiarité avec le monde spirituel
de ces pays et qui se trouvent déracinés en Occident
où ils ont le sentiment d'être "agis". Questions qui découlent de ces nouveautés. Nous avons donc en résumé
dérégulation institutionnelle du croire et prolifération
des croyances bricolées. A partir de là, trois questions : 1 - Dans cette prolifération
du croire, qu'est-ce qui appartient encore à la religion et qu'est-ce
qui n'y appartient pas ? Tout forme de croyance n'est pas forcément
croyance religieuse. Grand débat entre les sociologues dont
les uns et les autres professent des convictions opposées.
En ce qui me concerne, je me suis intéressée non pas
aux fonctions des croyances, non pas au contenu des croyances, mais
aux modalités du croire. On peut faire de la religion avec
n'importe quoi. Inversement toute croyance n'est pas religieuse. L’enracinement dans une lignée Ce qui permet de repérer
dans le magma des bricolages contemporains, des choses qui ont à voir
avec les grandes traditions religieuses, c'est la manière très particulière
dont le croyant justifie de croire ce qu'il croit. Ce qui fait la
différence fondamentale entre n'importe quelle croyance et
la croyance religieuse, c'est que le croyant qui croit religieusement,
pour justifier de croire ce qu'il croit, il dit "je suis membre
d'une lignée croyante - comme nos pères ont cru, moi aussi
je crois". Il rapporte ce à quoi il croit aujourd'hui à la continuité
d'une tradition croyante. Cette définition n'est pas
une définition ultime de la religion comme si, en disant cela
j'avais cerné ultimement tout ce qu'était le contenu
de l'expérience religieuse. Sociologiquement, je fais le choix
de m'intéresser à la possibilité que des individus ne
se contentent pas de croire à telle ou telle chose, mais éprouvent
le besoin d'articuler leur croyance individuelle à la continuité
d'une filiation croyante. Au fond "croire, c'est se savoir engendré"
disait un théologien protestant. Moi je dis sociologiquement "croire
religieusement, c'est se savoir ou se vouloir ou s'inventer un engendrement ».
Ce qui est intéressant, c'est la question de l'engendrement.
L'idée décisive pour différencier le croire religieux
dans cette énorme nébuleuse du croire, c'est le moment
où des individus ont besoin pour légitimer le croire d'invoquer
la continuité d'une tradition. Si l'on prend comme point de
départ le fil rouge que je me suis donné à moi-même,
c'est "; à partir du moment où on est en situation de dérégulation
institutionnelle, à partir du moment où on est en situation de dissémination
individualiste du croire, dans quelles conditions est-il possible
que des individus puissent organiser leurs croyances en référence
à la continuité d'une lignée quelconque. Comment peuvent-ils
s'inventer cette nuée de témoins indispensables pour
qu'il y ait mode religieux du croire ? La question se pose vraiment :
si chacun peut bricoler à partir des ressources sur le marché
symbolique, dans quel type de logique intervient la possibilité
de se reconnaître comme religieux dans une société où
les identités religieuses ne se transmettent plus de génération
en génération. L'un des éléments majeurs
de cette dérégulation du croire, c'est la crise de la
transmission. Elle n'est pas simplement liée au fait que les
gens n'ont plus d'intérêt religieux, mais au fait qu'ils considèrent
que le choix croyant relève du choix de l'individu. Difficulté de la transmission
Récemment dans une enquête
faite auprès des parents sur les valeurs qu'ils jugeaient important
de transmettre à leurs enfants, 4% seulement des parents plaçaient
en bonne position la transmission de la foi. Quand on interrogeait
les autres, ce n'était pas du tout parce qu'ils n'avaient pas
d'intérêt personnel ou parce qu'ils considéraient que
tout cela, c'était des niaiseries. Ils pouvaient très bien
attacher personnellement beaucoup d'importance à la foi mais ne pas
considérer pour autant que la première chose qu'ils avaient
à transmettre à leurs enfants c'était cela. Interrogés,
ils disaient très régulièrement "c'est lui qui choisira
! Je ne veux pas lui imposer une foi !" C'est là une mutation extraordinaire.
On ne naît plus dans une identité religieuse transmise régulièrement
de génération en génération à travers
des logiques de communauté. Aujourd'hui la grande désespérance
sur la perte de la culture est liée fondamentalement à cette
crise de la mémoire, elle-même liée fondamentalement
l'autonomie de l'individu. "Je ne veux plus qu'on m'élève
dans une espèce de corset de valeurs, de références,
de culpabilités. Je veux faire mes choix spirituels moi-même.
Je suis dans ce domaine comme dans tous les autres, un sujet autonome ». Autrement dit, il n'y a aucune
raison de se désespérer de ce chiffre qui est vraiment
extraordinaire de 4%. Si on réfléchit sur la modernité,
cela correspond à une sorte d'acquis d'une société qui
considère que la foi est une affaire personnelle. Le revers de ce
genre de choses, c'est que les identités se transmettent très,
très difficilement. Ce qui est intéressant, c'est d'essayer
de comprendre comment des gens éprouvent le besoin de relier
leur petit bricolage de signification à la continuité d’une
lignée. Comment ont-ils besoin d'agencer
à leur façon, une façon qui n'est plus prescrite par les institutions,
les différentes dimensions du croire ? Une dimension communautaire, le fait d'en
être ou de ne pas en être, la fait d'appartenir à un groupe, le fait
de se reconnaître dans une communauté, mais aussi des valeurs,
une dimension éthique, des références
communes dont on pense qu'elles ont une dimension universelle, sinon
on n'y croirait pas. Une dimension
culturelle de l'identité, des savoirs, des connaissances,
des lectures de textes, mais aussi des rituels, des pratiques. Une
dimension émotionnelle enfin : le sentiment de former
un « nous ». On voit des choses extraordinaires
de reconstitution du lien à la lignée par la génération
la plus jeune. C'est particulièrement marquant pour l'islam. Les jeunes
qui adhèrent à l'Islam vont quelquefois s'inventer d'ailleurs contre
ce qui reste d'un Islam ethnique apporté du vieux pays par
leurs grands-parents,. un Islam qu'ils vont prescrire à des parents
qui disent "mais attends, je suis un bon musulman, je n'ai pas
besoin que tu me fasses la leçon !".De même on voit des familles
chrétiennes où les parents découvrent avec stupeur que
leurs rejetons sont bien plus traditionnalistes qu'eux-mêmes. Il y a donc des brouillages dans
tous les sens, à la fois une perte de la transmission et des jeux
bizarres de transmission à rebours qui montrent qu'aujourd'hui nous
ne sommes plus dans des jeux de passage de témoin, mais nous
sommes dans des logiques à travers lesquelles les individus vont agencer
eux-mêmes toutes ces dimensions. Cet agencement, autrefois, les grandes
institutions religieuses l’assuraient elles-mêmes. Lieu d’identificationLa liturgie est le meilleur lieu
où s'ajustaient ces diverses dimensions, la communauté qui
se rassemble, les savoirs qui se transmettent, les valeurs qui sont,
en principe, diffusées par la lecture des textes et la prédication
et puis le sentiment émotionnel si la liturgie est belle, réussie
et pleine d'ambiance. Tout cela crée une dynamique à l'intérieur
de laquelle se structure une identité équilibrée
entre ces différents pôles. Aujourd'hui, ce qui est intéressant,
c'est que les gens rentrent individuellement dans des trajectoires
d'identification qu'ils parcourent à partir d'un point quelconque
de ces dimensions. Il y a des modalités purement
éthiques.d’identification au christianisme. « Je crois
que l'Evangile est la morale la plus haute de l'humanité, je
n'ai aucune envie de rentrer dans une communauté, d'assister
à la messe ou n'importe quoi d'autre, mais je me reconnais comme éthiquement
enraciné dans le christianisme. Vous avez le jeune qui a rencontré
les JMJ sur son passage et qui participe à je ne sais quelle fête
et qui dit : «ah, ici je me sens catholique !" Il ne reste peut-être
pas grand chose de son catholicisme trois mois après, mais il est
rentré dans l'identification par le biais de l'émotionnel.
Identité patrimonialeIl y avait là, sur le plan de la
dynamique de l'événement une entreprise qui consistait
à recharger en éthique les possibilités que l'opération
dérive vers une sorte de polarisation communautaire culturelle
du catholicisme destinée essentiellement à marquer la différence
entre une France catholique toujours par rapport à la France
des Beurs, des musulmans, voire des juifs. Il y avait donc là des
enjeux politiques très lourds. C'était très remarquable de
voir comment cette espèce de déplacement a été
opérée à la force du poignet quand l'épiscopat
a réalisé qu'il risquait fort de ne plus pouvoir tenir
la main dans cette opération de réaffirmation publique
du catholicisme français. On a donc une dynamique de pluralisation
des identités qui se joue essentiellement à travers ce fait
massif que les identités sont construites à travers des trajectoires,
des parcours individuels et que dans cette affaire, on ne peut jamais
savoir comment les combinaisons vont se faire. Massivement, l'intelligibilité
du fait religieux passe aujourd'hui par l’identification de ces combinaisons. Ma deuxième question c'est : est-ce qu'on peut se doter d'outils
pour décrire le paysage religieux qui sort de tout cela ? ?
Comment peut-on arriver à rendre compte de cette mobilité ?
A ce moment-là, je me suis rendu compte qu'en fait, on a une sorte
de pente irrépressible à envisager le religieux à travers une
figure de l'homme religieux par excellence à partir duquel toutes
les autres possibilités se placent dans une sorte de dégradé.
Cette figure centrale, c'est la figure du pratiquant. Ainsi quand
on fait des enquêtes sur les votes et qu'on essaie de faire rentrer
la variable religieuse, les enquêteurs la font rentrer par des questions
telles que : est-ce que vous allez à la messe le dimanche ? Est-ce
que vous allez toutes les semaines, est-ce que vous y allez une fois
par mois ? Autrement dit, on a une sorte de
représentation concentrique de la scène religieuse avec un
noyau et autour des cercles de plus en plus éloignés,
une sorte de dégradé qui renvoie à des modèles de moins
en moins forts. Or ce modèle est complètement articulé à la
représentation de communautés stables où les individus
ont un mode d'appartenance directement mesurable dans la fréquence
des actes religieux qu'ils posent. Mais aujourd'hui l'observance n'est
pas la mesure de l'implication. Elle ne l'est que très partiellement.
Pas seulement parce qu'il y a des croyants non pratiquants mais parce
que fondamentalement on assiste aujourd’hui à une redistribution des
modalités d'implications qui font que des jeunes, qui ne mettront
jamais les pieds dans leur paroisse le dimanche, vont faire des kilomètres
à pied pour aller fêter Pâques à Taizé, le 15 août à Compostelle
ou l'Ascension à Rocamadour. Ils vont développer de façon ponctuelle
dans des hauts lieux et des moments forts des modes de participation
très, très intensive qui doivent être pris au sérieux et qui
sont tout aussi sérieux que la régularité observante
de celui qui va à la messe tous les dimanches. Comment essayer de
rendre compte de ces nouvelles formes d'implication, comment avoir
des figures de description qui ne rabattent pas perpétuellement
la description sur un modèle de socialisation religieuse qui ne fonctionne
plus ou très partiellement ? Le pèlerin et le convertiC'est là que j'ai mis au point ces deux figures de mobilité que
sont d'une part le pèlerin et d'autre part le converti. Ces figures
m'intéressaient pour deux raisons. C'est que d'une part ce
sont des figures qui métaphoriquement disent bien quelque chose
de la mobilité contemporaine. Le pèlerin, c'est celui qui chemine,
c'est un individu. Même quand on pèlerine en groupe on est d'abord
un individu qui a choisi de pèleriner. On pèlerine comme individu,
on pèlerine de façon volontaire, on choisit son parcours, on module
sa participation et de toute façon, on ne pèlerine pas tout le temps.
C'est une pratique de l'extra-quotidien.
Ce n'est pas une pratique du quotidien. Donc cette figure du pèlerin
métaphoriquement est très ajustée pour rendre compte
de tous ces parcours. Et en même temps, empiriquement, je peux aujourd'hui
constater que, de fait, aujourd’hui la forme pèlerinage de la participation
religieuse connaît un véritable tabac. Nous sommes devant un
paysage de croyants en vadrouille, de croyants-baladeurs. L'autre figure qui m'intéresse
et pour les mêmes raisons, c'est celle du converti. Le converti renvoie
métaphoriquement à cette idée qui est que la foi doit
être personnellement appropriée. Elle n'a de valeur que si
elle est "votre" choix. Poser les choses par obligation,
cela n'a aucune valeur. Il faut être authentique dans ce qu'on fait.
Pendant des siècles, des gens ont posé des gestes sans se poser
le moins du monde la question de l'authenticité impliquée
dans ces gestes. Cela ne dévalue pas du tout la foi de ceux
qui nous ont précédés. Les choses pouvaient fonctionner
ainsi dans un contexte culturel donné. Aujourd'hui c'est très intéressant
de voir que les gens qui vont à la messe le dimanche disent "mais
moi, je choisis la pratique régulière." Jamais ils ne
disent "je vais à la messe le dimanche parce que l'Eglise dit
que c'est obligatoire. Ils disent "je vais à la messe le dimanche
parce que j'ai découvert que c'était un rythme nécessaire
à ma vie spirituelle personnelle, parce que j'ai découvert
que cela donnait un sens à ma vie quotidienne... etc. On est devant
un mode de réappropriation de l'obligation très intéressant.
Même le pratiquant aujourd'hui devient ce croyant authentique qui
pense son propre cheminement, qui pense son choix religieux en termes
de conversion. Il se trouve aussi qu’aujourd’hui
les conversions sont très nombreuses. On se convertit dans tous les
sens. Il y a 10 ans, en France, on baptisait à peu près 800 adultes
par an. Aujourd'hui, on en baptise à peu près 13000 par an. Cela ne
compense pas la chute des baptêmes d'enfants. Mais ce qui est intéressant,
c'est que cela prescrit un nouveau modèle de croyants. Autrefois quand
on voyait arriver un catéchumène adulte on le regardait avec
une certaine suspicion chez les vieux croyants. Aujourd'hui on construit
la problématique de l'exemplarité autour du catéchumène
comme si celui qui demande la foi étant adulte devenait le
critère de la foi choisie pour les vieux chrétiens. Il y a
là un renversement d'évaluation qui est très intéressant
et très important à étudier. Troisième questionJe voudrais terminer en posant
une 3ème question : si on est devant cette individualisation du croire,
si les identités religieuses aujourd'hui se construisent comme
des trajectoires d'identification, si les figures du pèlerin et du
converti comme figures de mobilité sont les meilleures figures
de description de la scène religieuse, est-il possible qu'on assiste
encore à des phénomènes de sociabilité religieuse. Est-ce
qu'il est possible d'imaginer une mise en forme collective de ces
trajectoires individuelles ? Est-ce qu'il y a plausibilité
que ces croyants baladeurs s'agrègent à des communautés ? Il
y a une propension attestée chez les individus aujourd'hui
à dire "j'ai ma religion, je n'ai besoin de personne, mon culte
c'est mon culte intérieur. Je suis un sujet croyant. Je n'ai
besoin de personne. Dans un certain nombre de mouvements
religieux, cette tendance à l'auto-validation du croire dans laquelle
on se considère comme la source de la fidélité que l'on
s'impose à soi-même est dominante. La validation du croire est réduite
au minimum, c'est-à-dire qu'on va se repérer éventuellement
à telle lecture, à telle rencontre, à telle revue, des supports de
validation qui vous font entrer dans la relation avec d'autres mais
sur un terrain ultra-minimal. Le fait que des millions de personnes
aient lu Paulo Coelho renvoie à une espèce de validation minimale
: il y a les lecteurs de Paulo Coelho, ils ne communiquent pas entre
eux mais ils savent qu'ils sont des millions. On est là devant une sortie de
la religion puisque dans cette auto-validation du croire la continuité
avec la lignée se perd nécessairement. On pourrait se
dire : on est devant une simple atomisation du croire. En réalité
les choses sont plus compliquées parce que les individus qui
pratiquent cette autovalidation continuent d'avoir besoin de rencontrer
des gens qui leur disent de temps en temps au moins, "ce qui
fait sens pour toi, cela fait sens aussi pour moi". Malgré
l'extrême individualisation des parcours, il y a maintien d'un besoin
de validation collective qui est la condition d'un minimum de stabilisation.
Ce besoin de validation n'est pas seulement un besoin psychologique,
c'est un besoin profond de lien social. Pendant des siècles, la chose était
assurée par les institutions qui assuraient la mise en conformité
du croire individuel et du croire officiel de l'institution. La formule
du catéchisme questions-réponses était assez
commode pour cela. On voit très bien comment le besoin de subjectivité,
d'authenticité a travaillé jusqu'au cœur des Eglises
institutionnelles qui, aujourd'hui, n'imaginent plus de faire le catéchisme
sous forme de questions réponses, mais essaient de faire rentrer
les jeunes dans une relation personnelle avec le Christ. Ce changement
est une mutation culturelle énorme. On s'aperçoit aujourd'hui qu'émergent
deux modèles de validation. Un modèle que j'appellerai la validation-soft,
celle qui va travailler à travers des jeux de réseaux, de circuits
affinitaires dans lesquels des gens peuvent se dire "oui, ça
fait sens pour toi, ça fait sens aussi pour moi", où on peut
échanger des expériences, où on peut se reconnaître
mutuellement, où les jeux de l’intersubjectivité vont servir
de garants. Ces jeux-là, je les appelle les jeux de la validation
mutuelle. Cependant ces jeux de la validation
mutuelle demeurent insuffisants pour un certain nombre d'individus
pour qui le besoin de sens doit passer par des prescriptions plus
rigoureuses, par une mise en cohérence plus
forte des comportements, par un partage plus strict d'une vérité
au sein du groupe. On voit pointer des demandes de plus en plus fortes
qu'existent des lieux où on puisse vivre sur le mode intensif de la
vérité partagée et non plus seulement de la vérité
échangée. De la vérité partagée
dans le sens où on a la même où on la tient ensemble. Là dans des
groupes dans lesquels on entre moyennant des conditions de régénération,
de purification, on atteste par son comportement global qu'on est
dans le régime de la vérité. L'effondrement de la régulation
institutionnelle a pour conséquence une polarisation du paysage
religieux entre d'un côté une espèce de religiosité
soft et de l'autre côté la cristallisation de petits groupes
et de petits courants qui vont, eux, se réclamer d'une définition
authentique de la vérité au sens d'exclusive. Cette
polarisation, pour moi, c'est le grand phénomène de la scène
religieuse contemporaine. C'est une polarisation qui a des implications
théologiques, sociales, politiques extrêmement fortes. Conclusion : Très souvent
on me demande "mais alors est-ce qu’on va vers plus de tolérance
ou au contraire vers plus de conflits religieux, ma seule réponse
c'est de dire "les deux à la fois". C'est les deux à la
fois parce que plus il y a de tolérance et plus il y a de conflits.
Plus se cristallise le besoin au sein de petites unités closes
de posséder, de verrouiller, de tenir la vérité
et dans ces lieux-là, la possibilité de conflits voire même
de guerres de religion resurgit constamment. Donc en fait, ni une
vision irénique, ni une vision dramatique, mais simplement
le constat d’une tension, probablement irréductible. Débats avec D. Hervieu-Léger Serge : A
propos de la science, j'ai été frappé par la
remarque qu'a faite Marie-Alix au début sur la prudence et
les limites de la méthode scientifique appliquée en
sociologie et je me disais qu'en fait cette prudence et ces limites,
c'est le fait de toutes les sciences qui sont dignes de ce nom. Ceci dit la question que je vous pose est la suivante : dans quelle
mesure pensez-vous que l'universalisation et la globalisation des
valeurs que nous voyons émerger aujourd'hui peuvent avoir une
influence sur l'évolution de nos religions ? D.H-L : Vous posez une question passionnante.
C'est vrai que j'ai
insisté sur les phénomènes d'individualisation, mais
l'individualisation n'est pas du tout séparable des processus
d'universalisation ou de planètarisation. Dans la conjoncture que
nous vivons les deux phénomènes se recoupent en partie. C'est
la reconnaissance de la spécificité, de la valeur fondamentale
de tout individu qui rend possible la dynamique d'universalisation
que vous évoquez. Elle n'est pas du même ordre à mon avis quand
il s'agit de l'universalisation de la science ou de la mondialisation
de l'économie. C'est quand même des registrees assez différents. Mais par contre
s'agissant de la planétarisation et de l'universalisation d'un
certain nombre de valeurs, vous avez tout à fait raison. Ce qu'il
faut évaluer c'est comment ces logiques de l'individualisation
et de l'universalisation fonctionnent dans les différents modèles
de socialisation religieuse que j'ai évoqués. En particulier
il est très clair que la conscience de l'universalisation est très,
très forte dans l'expansion des logiques de la validation mutuelle.
La possibilité
même de ces échanges d'expériences se fait sur l'arrière-fond
d'un certain nombre de repères communs qui sont ces valeurs communes.
Il y a des phénomènes qui vont tout à fait dans ce sens par
exemple les développements autour de l'interreligieux, le sentiment
qu'au-delà des particularités et des singularités des
différentes traditions, il y a de grands enjeux ou de grandes
options éthiques qui sont partageables. Il y a à la fois
un phénomène de constitution d'une sorte de tissu d'échanges
à l'échelle planétaire et en même temps un processus
d'individualisation c'est-à-dire que c'est à travers la capacité
de l'individu à se placer lui-même par rapport à ces valeurs que l'échange
se fait. Un certain nombre de chercheurs développent la thèse
de l'atomisation. Moi je pense que c'est une thèse courte. Il y a
atomisation mais les logiques de la validation se font aussi sur cet
arrière-fond. Ce que j'appelle la validation mutuelle c'est une espèce
de construction commune à travers l'échange. Ces logiques de
la velidation mutuelle ne travaillent pas seulement dans le domaine
religieux mais très largement dans la vie sociale comme une logique
qui permet, au fond, de réintégrer l'individualisme
moderne et l'affirmation de l'autonomie de l'individu dans un tissu
universel. Mais il n'empêche
que, en même temps, le côté relativement dilué, ultra-généralisant
de ces logiques de planétarisation de valeurs qu'on universalise
par ce biais aboutit aussi à développer des requêtes beaucoup
plus rigoureuses de formalisation de la vérité. Ceci
travaille en même temps. Ce qui me frappe c'est qu'au moment même
où une communication très élargie des individus sur la base
de l'adhésion à un certain nombre de valeurs à partager se
développe de façon tout à fait fascinante (exemples : conscience
humanitaire, soucis écologiques) en même temps on assiste aussi
à la cristallisation identitaire extrêmement forte dans le même contexte.
Au moment où ça'universalise,
ça resingularise de façon très violente éventuellement par
une espèce de coagulation communautaire dans laquelle des identités
substantives directement reliées à des appartenances sont capables
de se manifester. Le problème de la logique dont vous parlez, cette
espèce de tissu de valeurs partagées à travers lesquelles peuvent
se rassembler les expériences individuelles, le problème de
ce mode de mise en relation des individus, c'est qu'il ne commande
pas ou de moins en moins les appartenances. On n'a pas résolu
ce problème de l'appartenance, c'est-à-dire de la possibilité
pour les individus de se repérer comme appartenant au sein
d'une société. On s'aperçoit qu'au fond il y a une espèce
de pathologie de l'appartenance. Cela peut se jouer notamment dans
un certain nombre de groupes de type sectaire. Question : Vous avez défini le croyant comme quelqu'un qui s'inscrit dans
une suite de générations et se reconnaît une lignée.
Comment dans cette définition situez-vous le converti, celui
qui ne part d'aucun substrat religieux et qui sort d'un milieu parfaitement
incroyant ? Réponse : Quand je parle
du croyant comme celui qui se réfère à la continuité
d'une lignée, cela ne veut pas dire forcément qu'il
appartienne à la lignée. Pour une partie, c'est le cas. Mais
pour une partie des gens aujourd'hui, se reconnaître comme appartenant
à une lignée, d'une certaine façon, c'est s'inventer l'héritage
qu'on n'a pas reçu. C'est autant un phénomène imaginaire qu'un
phénomène d'héritage. Ce qui est nouveau, c'est que
les identités religieuses sont de moins en moins héritées
à travers des logiques de socialisation, mais de plus en plus, sont
produites par l'individu qui va dire "moi, je suis de cette famille-là",
ou bien "je choisis d'être de cette famille-là". C'est ce
qui est intéressant dans la figure du converti, c'est qu'il
cristallise de façon particulière le fait de dire "je choisis
d'être l'héritier de cette tradition-là". Ce n'est pas
seulement se savoir ou se reconnaître engendré, c'est s'inventer
une filiation. Le converti, c'est
un cas de figure de l'invention de l’identité. Ce qui est très
intéressant, c'est que l'un des grands ressorts rhétorique
du discours de conversion consiste à dire "je l'étais
depuis toujours, mais je ne le savais pas." Cela fait partie
de la rhétorique classique. Vous me direz qu'en perspective
chrétienne, cette rhétorique permet de redonner l'initiative
à Dieu. "Je ne me suis pas vraiment converti, c'est Lui qui m'a
saisi". On trouve cela dans les grandes matrices de récits
de conversion dont le prototype est la conversion de St Augustin.
"Je choisis
ma lignée, mais en fait, j'en étais déjà",
c'est un élément très, très classique du discours du
converti Question : Pensez-vous que des sociologues asiatiques, Sud-Africains développeraient
les mêmes thèses que vous ? Est-ce que nous ne serions pas tombés
dans un tropisme un peu trop franco-français dans l'analyse ? Réponse : Il est absolument évident
qu'on parle d'un lieu précis même quand on fait du travail
scientifique. La principale opération de l'objectivation en
sciences sociales, consiste à mettre continuellement à jour les raisons qu'on
a de dire ce qu'on est. Il est bien évident que si je suis
une femme d'origine catholique, je ne raisonne pas de la même façon
que si je suis un homme juif de 20 ans de plus que moi. C'est clair. Bien entendu, les
modes de problématisation ne tombent pas du ciel. Le travail
scientifique n'est pas l'illumination spirituelle. Bien entendu, les
sciences sociales portent la marque du moment où elles ont été
produites. Ce qui est intéressant, c'est de continuellment
metre à jour les conditions dans lesquelles les questionnements émergent
en fonction des interrogations du présent et bien entendu des
déterminations propres du chercheur. Je ne crois pas
que je développe une analyse franco-française. Je développe
une analyse très, très liée au champ de mon travail empirique
qui est effectivement, la société occcidentale. Je fais
des comparaisons avec mes collègues latino-américains, mais
je ne travaille pas sur l'Amérique Latine, je travaille essentiellemnt
sur l'Europe Occidentale (et même pas sur l'Europe de l'Est), sur
les Etats-Unis et le Canada. Je ne parle pas de la religion en général.
Je parle de la modernité religieuse. Et la modernité
ce n'est pas un concept vague, c'est une réalité qui
s'est concrètement, historiquement façonnée dans une aire géographique
repérable et je la traite spécifiquement dans l'aire
démocratique c'est-à-dire dans l'aire des sociétés
occidentales. Mon propos a une
validité limitée à la portée culturelle de l'objet
que je me donne. Si je devais traiter des nouveaux mouvements religieux
en Afrique, je n'en parlerais pas dans les mêmes termes que je parle
des nouveaux mouvements religieux en France ou aux Etats-Unis. Si
je dois travailler sur le Pentecôtisme coréen, je ne vais pas
dire les mêmes choses que si j'étudie le développement
du Pentecôtisme aux Etats-Unis. On est devant des objets situés
étudiés par des gens situés. Cela suppose
de mettre à jour les implications de ctte situation sur l'approche
qu'on a des phénomènes. Un exemple : qu'est-ce que cela implique
d'être de culture catholique ou d'être de culture juive dans l'approche
des phénomènes ? Mes collègues spécialistes du judaïsme
m'ont dit "Vous autres, sociologues, qui travaillez sur le christianisme,
vous êtes presque toujours de terrain chrétien, et vous
mettez de façon extraordinairement massive, l'accent sur la croyance,
alors que dans le judaïsme ce n'est pas la croyance qui est première.
La fidélité ne se joue pas d'abord dans l'expression
d'un Credo. Elle se joue d'abord dans la façon dont on pose les pratiques.
Du point de vue chrétien, on a tendance à penser la pratique
comme seconde par rapport à l'affirmation du Credo. Dans le cas juif,
ça n'a pas de sens de poser le problème comme cela. Question : Vous n'avez pas tellement évoqué l'importance des phénomènes
de communication dans la modernité. Comment cela va évoluer
? Réponse : Je ne suis pas Madame
Soleil. Vous avez tout à fait raison. Si je refaisais l'exposé
dans quelques années peut-être que dans les traits de la modernité
je mettrais le phénomène de la communication. J'ai évoqué
ces phénomènes dans leur lien avec la perte de mémoire,
pas seulement de perte mais d'aplatissement et d'élargissement
de la mémoire qui modifient en particulier, la façon de se
représenter la lignée. Il faut aller probablement beaucoup
plus loin et évoquer le problème non plus en termes "comment
les grandes religions sont confrontées aux médias",
mais se demander comment les médias sont en train de faire
émerger une culture religieuse propre. Il y a un phénomène
totalement fascinant, c'est le développement des sites internet
religieux. On a dénombré je crois, 600 000 sites rien
que sur le bouddhisme à l'échelle de la planète. Il y a des
choses absolument vertigineuses qui sont en train de faire émerger
probablement des formes nouvelles à la fois de construction du croire
et même de socialisation religieuse. Un de mes jeunes
collègues a fait sa thèse sur la pratique du Vaudou (santeria) à Cuba
et ensuite il est parti travailler aux Etats-Unis sur ce qu'elle devenait
dans les communautés cubaines vivant aux Etats-Unis. Il a donc
travaillé sur les modes d'acclimatation, de modernisation,
de syncrétisme, etc. Et il a découvert que ce qui permettait
aux Cubains vivant aux Etats-Unis de maintenir leur lien avec cette
pratique du Vaudou, ce n'était pas tellement de participer
à des groupes sur place, mais c'était de participer à des sites
internet. Et on s'aperçoit qu'il y a des changements radicaux dans
les pratiques. On se pose des questions
nouvelles avec le déploiement de technioques pastorales directement
calées sur les ressources offertes par les nouveaux moyens
de communication. Maintent, on se demande quel est le type de convivialité
religieuse qui s'établit à travers les sites internet. Débats avec D. Hervieu-Léger Serge : A propos de la science, j'ai été frappé par la remarque
qu'a faite Marie-Alix au début sur la prudence et les limites
de la méthode scientifique appliquée en sociologie et
je me disais qu'en fait cette prudence et ces limites, c'est le fait
de toutes les sciences qui sont dignes de ce nom. Ceci dit la question que je vous pose est la suivante : dans quelle
mesure pensez-vous que l'universalisation et la globalisation des
valeurs que nous voyons émerger aujourd'hui peuvent avoir une
influence sur l'évolution de nos religions ? D.H-L : Vous posez une question
passionnante. C'est vrai que j'ai
insisté sur les phénomènes d'individualisation, mais
l'individualisation n'est pas du tout séparable des processus
d'universalisation ou de planètarisation. Dans la conjoncture que
nous vivons les deux phénomènes se recoupent en partie. C'est
la reconnaissance de la spécificité, de la valeur fondamentale
de tout individu qui rend possible la dynamique d'universalisation
que vous évoquez. Elle n'est pas du même ordre à mon avis quand
il s'agit de l'universalisation de la science ou de la mondialisation
de l'économie. C'est quand même des registrees assez différents. Mais par contre
s'agissant de la planétarisation et de l'universalisation d'un
certain nombre de valeurs, vous avez tout à fait raison. Ce qu'il
faut évaluer c'est comment ces logiques de l'individualisation
et de l'universalisation fonctionnent dans les différents modèles
de socialisation religieuse que j'ai évoqués. En particulier
il est très clair que la conscience de l'universalisation est très,
très forte dans l'expansion des logiques de la validation mutuelle.
La possibilité
même de ces échanges d'expériences se fait sur l'arrière-fond
d'un certain nombre de repères communs qui sont ces valeurs communes.
Il y a des phénomènes qui vont tout à fait dans ce sens par
exemple les développements autour de l'interreligieux, le sentiment
qu'au-delà des particularités et des singularités des
différentes traditions, il y a de grands enjeux ou de grandes
options éthiques qui sont partageables. Il y a à la fois
un phénomène de constitution d'une sorte de tissu d'échanges
à l'échelle planétaire et en même temps un processus
d'individualisation c'est-à-dire que c'est à travers la capacité
de l'individu à se placer lui-même par rapport à ces valeurs que l'échange
se fait. Un certain nombre de chercheurs développent la thèse
de l'atomisation. Moi je pense que c'est une thèse courte. Il y a
atomisation mais les logiques de la validation se font aussi sur cet
arrière-fond. Ce que j'appelle la validation mutuelle c'est une espèce
de construction commune à travers l'échange. Ces logiques de
la velidation mutuelle ne travaillent pas seulement dans le domaine
religieux mais très largement dans la vie sociale comme une logique
qui permet, au fond, de réintégrer l'individualisme
moderne et l'affirmation de l'autonomie de l'individu dans un tissu
universel. Mais il n'empêche
que, en même temps, le côté relativement dilué, ultra-généralisant
de ces logiques de planétarisation de valeurs qu'on universalise
par ce biais aboutit aussi à développer des requêtes beaucoup
plus rigoureuses de formalisation de la vérité. Ceci
travaille en même temps. Ce qui me frappe c'est qu'au moment même
où une communication très élargie des individus sur la base
de l'adhésion à un certain nombre de valeurs à partager se
développe de façon tout à fait fascinante (exemples : conscience
humanitaire, soucis écologiques) en même temps on assiste aussi
à la cristallisation identitaire extrêmement forte dans le même contexte.
Au moment où ça'universalise,
ça resingularise de façon très violente éventuellement par
une espèce de coagulation communautaire dans laquelle des identités
substantives directement reliées à des appartenances sont capables
de se manifester. Le problème de la logique dont vous parlez, cette
espèce de tissu de valeurs partagées à travers lesquelles peuvent
se rassembler les expériences individuelles, le problème de
ce mode de mise en relation des individus, c'est qu'il ne commande
pas ou de moins en moins les appartenances. On n'a pas résolu
ce problème de l'appartenance, c'est-à-dire de la possibilité
pour les individus de se repérer comme appartenant au sein
d'une société. On s'aperçoit qu'au fond il y a une espèce
de pathologie de l'appartenance. Cela peut se jouer notamment dans
un certain nombre de groupes de type sectaire. Question : Vous avez défini le croyant comme quelqu'un qui s'inscrit dans
une suite de générations et se reconnaît une lignée.
Comment dans cette définition situez-vous le converti, celui
qui ne part d'aucun substrat religieux et qui sort d'un milieu parfaitement
incroyant ? Réponse : Quand je parle du croyant
comme celui qui se réfère à la continuité d'une lignée,
cela ne veut pas dire forcément qu'il appartienne à la lignée.
Pour une partie, c'est le cas. Mais pour une partie des gens aujourd'hui,
se reconnaître comme appartenant à une lignée, d'une certaine
façon, c'est s'inventer l'héritage qu'on n'a pas reçu. C'est
autant un phénomène imaginaire qu'un phénomène d'héritage.
Ce qui est nouveau, c'est que les identités religieuses sont
de moins en moins héritées à travers des logiques de
socialisation, mais de plus en plus, sont produites par l'individu
qui va dire "moi, je suis de cette famille-là", ou bien
"je choisis d'être de cette famille-là". C'est ce qui est
intéressant dans la figure du converti, c'est qu'il cristallise
de façon particulière le fait de dire "je choisis d'être l'héritier
de cette tradition-là". Ce n'est pas seulement se savoir ou se
reconnaître engendré, c'est s'inventer une filiation. Le converti, c'est
un cas de figure de l'invention de la conversion. Ce qui est très
intéressant, c'est que l'un des grands ressorts rhétorique
du discours de conversion consiste à dire "je l'étais
depuis toujours, mais je ne le savais pas." Cela fait partie
de la rhétorique classique. Vous me direz qu'en perspective
chrétienne, cette rhétorique permet de redonner l'initiative
à Dieu. "Je ne me suis pas vraiment converti, c'est Lui qui m'a
saisi". On trouve cela dans les grandes matrices de récits
de conversion dont le prototype est la conversion de St Augustin.
"Je choisis
ma lignée, mais en fait, j'en étais déjà",
c'est un élément très, très classique du discours du
converti Question : Pensez-vous que des sociologues asiatiques, Sud-Africains développeraient
les mêmes thèses que vous ? Est-ce que nous ne serions pas tombés
dans un tropisme un peu trop franco-français dans l'analyse ? Réponse : Il est absolument évident
qu'on parle d'un lieu précis même quand on fait du travail
scientifique. La principale opération de l'objectivation en
sciences sociales, consiste à mettre continuellement à jour les raisons qu'on
a de dire ce qu'on est. Il est bien évident que si je suis
une femme d'origine catholique, je ne raisonne pas de la même façon
que si je suis un homme juif de 20 ans de plus que moi. C'est clair. Bien entendu, les
modes de problématisation ne tombent pas du ciel. Le travail
scientifique n'est pas l'illumination spirituelle. Bien entendu, les
sciences sociales portent la marque du moment où elles ont été
produites. Ce qui est intéressant, c'est de continuellment
metre à jour les conditions dans lesquelles les questionnements émergent
en fonction des interrogations du présent et bien entendu des
déterminations propres du chercheur. Je ne crois pas
que je développe une analyse franco-française. Je développe
une analyse très, très liée au champ de mon travail empirique
qui est effectivement, la société occcidentale. Je fais
des comparaisons avec mes collègues latino-américains, mais
je ne travaille pas sur l'Amérique Latine, je travaille essentiellemnt
sur l'Europe Occidentale (et même pas sur l'Europe de l'Est), sur
les Etats-Unis et le Canada. Je ne parle pas de la religion en général.
Je parle de la modernité religieuse. Et la modernité
ce n'est pas un concept vague, c'est une réalité qui
s'est concrètement, historiquement façonnée dans une aire géographique
repérable et je la traite spécifiquement dans l'aire
démocratique c'est-à-dire dans l'aire des sociétés
occidentales. Mon propos a une
validité limitée à la portée culturelle de l'objet
que je me donne. Si je devais traiter des nouveaux mouvements religieux
en Afrique, je n'en parlerais pas dans les mêmes termes que je parle
des nouveaux mouvements religieux en France ou aux Etats-Unis. Si
je dois travailler sur le Pentecôtisme coréen, je ne vais pas
dire les mêmes choses que si j'étudie le développement
du Pentecôtisme aux Etats-Unis. On est devant des objets situés
étudiés par des gens situés. Cela suppose de
mettre à jour les implications de ctte situation sur l'approche qu'on
a des phénomènes. Un exemple : qu'est-ce que cela implique
d'être de culture catholique ou d'être de culture juive dans l'approche
des phénomènes ? Mes collègues spécialistes du judaïsme
m'ont dit "Vous autres, sociologues, qui travaillez sur le christianisme,
vous êtes presque toujours de terrain chrétien, et vous
mettez de façon extraordinairement massive, l'accent sur la croyance,
alors que dans le judaïsme ce n'est pas la croyance qui est première.
La fidélité ne se joue pas d'abord dans l'expression
d'un Credo. Elle se joue d'abord dans la façon dont on pose les pratiques.
Du point de vue chrétien, on a tendance à penser la pratique
comme seconde par rapport à l'affirmation du Credo. Dans le cas juif,
ça n'a pas de sens de poser le problème comme cela. Question : Vous n'avez pas tellement évoqué l'importance des phénomènes
de communication dans la modernité. Comment cela va évoluer
? Réponse : Je ne suis pas Madame
Soleil. Vous avez tout à fait raison. Si je refaisais l'exposé
dans quelques années peut-être que dans les traits de la modernité
je mettrais le phénomène de la communication. J'ai évoqué
ces phénomènes dans leur lien avec la perte de mémoire,
pas seulement de perte mais d'aplatissement et d'élargissement
de la mémoire qui modifient en particulier, la façon de se
représenter la lignée. Il faut aller probablement beaucoup
plus loin et évoquer le problème non plus en termes "comment
les grandes religions sont confrontées aux médias",
mais se demander comment les médias sont en train de faire
émerger une culture religieuse propre. Il y a un phénomène
totalement fascinant, c'est le développement des sites internet
religieux. On a dénombré je crois, 600 000 sites rien
que sur le bouddhisme à l'échelle de la planète. Il y a des
choses absolument vertigineuses qui sont en train de faire émerger
probablement des formes nouvelles à la fois de construction du croire
et même de socialisation religieuse. Un de mes jeunes
collègues a fait sa thèse sur la pratique du Vaudou (santeria) à Cuba
et ensuite il est parti travailler aux Etats-Unis sur ce qu'elle devenait
dans les communautés cubaines vivant aux Etats-Unis. Il a donc
travaillé sur les modes d'acclimatation, de modernisation,
de syncrétisme, etc. Et il a découvert que ce qui permettait
aux Cubains vivant aux Etats-Unis de maintenir leur lien avec cette
pratique du Vaudou, ce n'était pas tellement de participer
à des groupes sur place, mais c'était de participer à des sites
internet. Et on s'aperçoit qu'il y a des changements radicaux dans
les pratiques. On se pose des questions
nouvelles avec le déploiement de technioques pastorales directement
calées sur les ressources offertes par les nouveaux moyens
de communication. Maintenant, on se demande quel est le type de convivialité
religieuse qui s'établit à travers les sites internet. |
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