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Conférences 2001

 
 
"La Bible, Parole de Dieu pour aujourd'hui"
 
 
Jacques Rollet
 
 
jeudi 6 mars 2001, Faculté Jean Monnet à Sceaux 
 
     
 
Parler de la Bible aujourd'hui en moins d'une heure est évidemment une gageure et je prends toutes les précautions pour dissiper les critiques qui parleraient d'incomplétude dans cet exposé. C'est difficile d'en parler en si peu de temps de façon précise et synthétique.
Je donnerais volontiers comme titre à cette conférence "La Bible, Parole de Dieu pour aujourd'hui". Ce livre n'est recevable que s'il est conçu comme Parole de Dieu pour aujourd'hui. Pour aujourd'hui et j'ajouterai même pour hier et pour demain. Car si ce livre est Parole de Dieu pour aujourd'hui, il le fut pour hier et il le sera pour demain.
Je voudrais après une brève introduction sur la modernité, développer quatre points dans cet exposé.

Introduction : La modernité
Dire : "la Bible Parole de Dieu pour aujourd'hui" suppose que l'on qualifie un tant soit peu cet aujourd'hui dont nous parlons et qui nous constitue, dont nous faisons partie plus ou moins totalement selon notre mentalité, ce que nous acceptons, ce que nous refusons, ce que nous proposons, ce que nous critiquons. Cet aujourd'hui, je le qualifierai volontiers comme étant spécifié par ce qu'on appelle la modernité. Quelques caractéristiques de cette modernité doivent être données puisque c'est dans celle-là que nous avons à lire ou à réfléchir ou à proposer cette Parole de Dieu, à supposer que nous l'acceptions comme telle dans la foi.
Sans être exhaustif, je prendrai trois de ces caractéristiques. Je pense que la modernité est qualifiée dans nos démocraties contemporaines comme étant sociologiquement individualiste. Les démocraties sont des sociétés individualistes du point de vue de l'acception sociologique de ce terme. Cette modernité est caractérisée également par le fait que la société globale n'existe plus dans les représentations même si nous sommes dans une société globale. Nous sommes dans des petites sociétés forgées, reconnues par les individus. Enfin la modernité est caractérisée par nos amis philosophes par le fait de penser par soi-même et non par un autre.

1°) Sociétés individualistes
Nos sociétés occidentales sont des sociétés individualistes où l'individu est premier. C'est le mérite d'Alexis de Tocqueville de l'avoir écrit dès 1840. "Nos sociétés occidentales, disait-il, à partir du moment où elles sont démocratiques, sont des sociétés individualistes, où l'individu est premier". Des sociétés individualistes donc anti-holistes. (holiste vient du grec holos qui veut dire la totalité le tout.) Nous sommes dans des sociétés où ce n'est pas le groupe global, ce n'est pas la loi du groupe qui prime, mais c'est l'individu. Ceci est très important parce que à partir du moment où l'individu prime, toutes les institutions n'ont plus de pouvoir statutaire sur l'individu. Elles peuvent en avoir un par la presse, par la publicité, par la suggestion, mais statutairement c'est l'individu qui est premier. Donc par rapport à la Bible, une première question va se poser : si c'est l'individu qui est premier, la Bible qui est le livre d'un groupe, d'une communauté, n'est pas le livre d'un individu. La réforme protestante, c'est vrai, a insisté sur la lecture personnelle de la Bible. Il n'est reste pas moins que la lecture personnelle est en rapport étroit avec la lecture que fait le prédicateur, le pasteur dans une communauté.

2°- Petites Communautés électives
Le primat des petites communautés électives que chacun se choisit. Nous savons bien que les grandes institutions sont en crise. Les Eglises sont en crise de ce point de vue-là. Les partis politiques sont en crise. En général, les institutions qui prétendent encadrer, donner une direction avec un certain nombre de contraintes sont en crise.
On préfère aujourd'hui des petits groupes qu'on a choisi, auxquels on appartient pour un temps donné et que l'on peut quitter ensuite, ce qui n'est pas sans poser des questions aux Eglises qui ne sont pas des groupes que l'on choisit pour une durée brève.

3° - Libération de la pensée personnelle
Oser penser par soi-même. La Bible nous donne l'impression de nous dire ce qu'il faut penser et de ne pas nous permettre de penser par nous-mêmes. Telles sont en tous cas les questions que nous posent les philosophes modernes. Il nous faut donc tenter de répondre en allant à la Bible avec ces questions sans les dissimuler.

Premier point
La Bible est un message qui témoigne d'une articulation très étroite entre une parole et une action. Sans cesse nous sommes renvoyés de la parole à l'action ou de l'action à la parole dans les livres bibliques. Parole de Dieu qui crée le monde dès le début, parole du prophète mais action aussi des Israélites, parole qui éclaire l'action et qui permet de la comprendre. Et dans le Nouveau Testament, un personnage, Jésus le Christ qui parle et agit et qui nous dit lui-même que sa parole n'est pas compréhensible sans ses actes, qui nous fait comprendre que les actes éclairent la parole.
La cohérence de cette figure pour les chrétiens réside précisément dans le fait que le parole et les actions dans le Christ sont parfaitement harmonisées et articulées et sont indissociables. Evidemment c'est l'idéal qui à travers ce personnage nous est ainsi présenté. Cette articulation de parole et d'action nous renvoie pour les lecteurs, à notre propre articulation de la parole et de l'action. aujourd'hui dans nos propres vies
Ce n'est pas un livre qu'on peut lire sans agir dans le sens de ce qu'on a lu. Lire la Bible en esthète, en lecteur de roman ne présente pas beaucoup d'intérêt. On va à ce genre de texte si on est déterminé à en vivre quelque chose et si on attend un éclairage au moins pour sa propre existence et ses propres conduites de vie. Si on y va sans avoir d'abord été travaillé par ce désir d'un éclairage et ce désir d'y voir plus clair dans sa propre action, on risque de passer à côté du texte. C'est un texte qui s'éclaire pour le lecteur quand il en vit quelque chose. C'est ce qu'on appelle d'ailleurs dans la philosophie et la théologie contemporaines toute la question de l'herméneutique que Ricoeur a tant éclairée dans ses travaux.
Cette parole et cette action nous parlent de quoi ? Il y est question de deux thèmes et de deux réalités fondamentales. cette parole annonce une libération et annonce une gratuité. Elle articule une libération avec une gratuité. La libération est la dimension qui renvoie au problème du mal dont nous avons à être libérés. La gratuité renvoie à la question et à la personne de Dieu qui, dans la mesure où il est gratuité, peut combattre ce mal en nous, la libération étant précisément le fait de nous délivrer de l'anti-gratuité qui nous habite.
Ce message nous parle donc d'abord d'une libération. De quoi l'homme doit-il être libéré selon la Bible, l'Ancien et le Nouveau Testament. Fondamentalement, nous avons à être libérés de l'idolâtrie et de l'injustice C'est bien ce couple qui est au cœur du message des prophètes de l'Ancien Testament mais que l'on peut appliquer au Nouveau Testament.
L'humanité a à être libérée de l'idolâtrie c'est-à-dire de cette démarche qui nous conduit à prendre pour Dieu ce qui ne peut pas être pris pour Dieu. Cela peut être toutes sortes de choses. On l'a figuré sous le thème du veau d'or en Exode 32, mais au-delà de la matérialité trop concrète du veau d'or, l'idolâtrie cela consiste à considérer comme absolu ce qui ne peut pas l'être. Cela peut être une idéologie, cela peut être un désir d'avoir, cela peut être l'argent, cela peut être le pouvoir, le valoir qui peut prendre la forme plus subtile de l'idéologie qui va justifier ces désirs en les présentant sous une forme tout à fait acceptable et mobilisatrice.
Cela peut être plus subtilement encore, le désir de la Loi. Cela peut être le désir de s'en tenir à la Loi et de voir Dieu dans l'accomplissement de la Loi, de voir la proximité avec Dieu réalisée dans notre propre accomplissement de la Loi. C'est une idolâtrie plus subtile, c'est celle de celui qui se dit juste. C'est celle du pharisien dans Luc 18, le pharisien qui s'en alla chez lui non justifié, dit le Christ. L'idolâtrie de la Loi mise à la place de Dieu, mise comme médiation absolue au point de s'identifier quand on la réalise avec la proximité totale avec Dieu. Nous avons à être libérés de l'idolâtrie, nous dit la Bible.
Nous avons à être libérés également et c'est corrélatif nous disent les prophètes, de l'injustice c'est-à-dire d'un rapport faussé à l'autre, à l'autre être humain. Etre injuste, c'est avoir avec l'autre un rapport faux, aux fond ne pas le considérer véritablement comme un être humain et en ce sens-là avoir un rapport avec lui qui manque de justesse. Le manque de justice est un manque de justesse. Quand on ne considère pas l'autre comme un être véritablement humain, on a avec lui un rapport qui manque de justesse, on ne l'a pas apprécié à sa juste valeur, celle d'un être humain.
La force des prophètes entre autres ceux du 8ème siècle va être de dire au peuple d'Israël et de nous dire à nous aujourd'hui si nous les lisons, "quand tu es injuste, c'est que tu es idolâtre". L'injustice est produite par une attitude d'idolâtrie. C'est quand on prend pour absolu des faux absolus qu'on manque de justesse par rapport à l'autre. L'idolâtrie conduit à l'injustice. Tel est pour moi, le thème central des grands prophètes d'Israël. Nous avons d'abord à être libérés de ce mal-là.
La Bible nous parle d'une libération qui est à vivre dans une histoire. Une histoire qui commence à l'Exode qui est, selon Ricoeur, "le grand figuratif de la délivrance". C'est le figuratif de toutes les autres délivrances que nous avons à vivre. La libération renvoie à cette question du mal. Le mal c'est l'idolâtrie et l'injustice. Tel est le premier message de la Bible qui va aller de l'Exode, de la première Pâque jusqu'à la Pâque du Christ et la Pâque dans la vie des chrétiens aujourd'hui, Pâque intériorisée par le passage de la mort à la vie, de l'injustice à la gratuité.
Tel est précisément le deuxième thème central dont nous parle la Bible et dont nous parle particulièrement le Nouveau Testament, car c'est le grand combat du Christ. C'est particulièrement dans le Nouveau Testament que nous trouvons l'affirmation de Dieu comme gratuité.

Le deuxième grand message de la Bible donc, c'est que Dieu est gratuité. Cela apparaît moins nettement dans l'Ancien Testament que dans le Nouveau, parce que l'Ancien Testament témoigne de la quête du peuple d'Israël. L'Ancien Testament est écrit à partir de l'expérience d'un peuple et il est donc relatif à ce qu'un peuple peut dire, aux représentations de Dieu que ce peuple peut avoir. Le thème de la colère de Dieu, le thème du Dieu jaloux de l'Ancien Testament, ce sont des thèmes qui dépendent de l'écriture du peuple et de son degré de conscience. Et ceci évolue.
Je tiens personnellement qu'il y a une évolution entre l'Ancien et le Nouveau Testament, que l'Ancien est moins accompli que le Nouveau parce que dans le Nouveau, c'est la propre figure de révélation de Dieu qu'est le Christ qui parle et qui va évidemment plus loin. C'est la Révélation de Dieu évidemment plus accomplie que dans l'Ancien puisque c'est le Dieu fait homme qui parle et qui là nous révèle dans sa parole et dans sa propre démarche, la gratuité qu'est Dieu et qu'il figure ou qu'il signifie, ou qu'il symbolise. Il est la figure accomplie d'un Dieu qui est grâce. En termes contemporains, grâce et gratuité c'est la même chose. Gratuité c'est plus que grâce. Grâce, cela ne dit plus rien sauf aux spécialistes de la théologie de la grâce du XVIIème siècle.
Gratuité dit plus ne serait-ce que par le fait que nous très peu souvent gratuits et qu'on est peu invités à l'être aujourd'hui. Gratuité parle donc davantage ne serait-ce que par différence. La Bible et particulièrement le Nouveau Testament nous parle de la gratuité de Dieu.
Le message le plus extraordinaire de ce texte et en particulier des quatre Evangiles consiste à nous dire que Dieu nous aime, aime l'humanité sans autre raison que le fait qu'il nous aime. Il n'y a pas de raison. Découvrir que Dieu est gratuité à travers la figure du Christ, c'est découvrir que Dieu ne peut être reconnu comme Dieu que lorsque nous faisons l'expérience, nous-mêmes de cette gratuité. Tant que nous sommes dans la logique de l'intérêt nous ne connaissons pas Dieu. Nous ne le connaissons pas, nous ne l'expérimentons pas. Tel est le grand message biblique qui va s'épanouir dans la Bible à travers des luttes, à travers des conflits, ne serait-ce qu'à travers le conflit entre la logique de la souillure et la logique de la dette dans l'Ancien Testament.
La logique de la souillure, c'est celle que vous trouvez dans le livre du Lévitique avec tous les interdits, le sang qui rend impur et autres. Tout ce que déploie le Lévitique, c'est la logique de la souillure. C'est la logique des religions primitives, des tabous. Or la tâche des prophètes va être de dire "Dieu vous demande à vous, Israël, de quitter peu à peu cette logique de la souillure pour le connaître, pour vivre la logique de la dette, de la dette que l'on a envers l'autre. On passe du tabou de la souillure au rapport avec l'autre.
Le texte exemplaire de l'Ancien Testament de ce point de vue-là est évidemment Isaïe 58 qui est utilisé dans les grandes liturgies du début de carême; "Le jeûne qui me plaît dit Dieu, ce n'est pas de se courber sous le sac et la cendre, c'est de se parfumer le visage et la tête ce jour-là, de ne pas donner à penser qu'on jeûne et qu'on se prive. Ce jour-là, ce que je veux c'est que vous ne faussiez pas les balances, que vous remettiez les dettes et ainsi de suite". Donc c'est un rapport à l'autre renouvelé. Telle est la logique de la dette opposée à la souillure.
Dans le Nouveau Testament, quand le Christ s'affronte aux pharisiens à propos de la Loi, du sabbat ou autre chose, il s'affronte à une logique de la souillure qui a pris une forme un peu plus élaborée à travers le thème du respect de la Loi, de la Thora. C'est une logique dans laquelle Dieu est un comptable ou un interdicteur. Alors que la logique du Christ qui prétend bien révéler aux Israélites, le Dieu dont il se réclame, c'est de dire : ce qui compte ce n'est pas le sabbat respecté matériellement, c'est le rapport à l'autre. Ce qui compte, c'est la gratuité, et il va même jusqu'à dire "vous ne rencontrerez pas Dieu si vous êtes dans la logique de la Loi. Paul va formaliser cela qui va devenir le leitmotiv de la réforme : nous ne sommes plus sous la Loi mais sous la grâce".
Donc Le message biblique qui est indissolublement présenté comme parole et comme action nous parle d'une libération et nous parle d'une gratuité et nous dit même que la libération est dans la reconnaissance de la gratuité. Telle est notre libération. Et c'est parce que notre libération est dans la reconnaissance de la gratuité qu'est Dieu que nous ne pouvons pas nous libérer seuls. Il faut articuler les deux choses.
C'est ma deuxième partie : l'homme appelé à la liberté ne se libère pas seul. Peut-être est-ce un des points essentiels du message de la Bible pour les hommes d'aujourd'hui et pour nous. L'idée d'auto-libération n'est pas biblique. L'autonomie n'est pas l'indépendance parce que nous ne pouvons pas nous libérer seuls à l'égard du mal, à l'égard de l'idolâtrie, à l'égard de l'injustice, dans la méconnaissance de la gratuité. Tous ces maux ne peuvent pas être guéris par l'homme seul car ce serait à nouveau une autoaffirmation qui serait méconnaissance de la gratuité.
L'autonomie selon Kant, n'est pas incompatible avec cette gratuité qui vient de Dieu. Les deux grands impératifs de Kant sont les suivants "Agis de manière telle que la maxime de ta volonté puisse toujours être universalisée". Kant nous dit à ce moment-là "ce que tu veux pour toi, tu dois le vouloir pour les autres, ce que tu désires pour toi, tu dois concevoir que les autres ont le droit de le désirer, ce que tu estimes nécessaire pour toi, tu dois l'estimer nécessaire pour les autres, sinon tu n'es pas moral." On n'est pas très loin, en fait, de la règle d'or évangélique.
Le deuxième impératif de Kant, c'est "Agis de manière telle que tu considères l'autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen !" C'est un discours sur la gratuité. Considérer l'autre comme une fin c'est-à-dire valant en lui-même. Faire cela c'est être gratuit à l'égard de l'autre. Kant dans ses deux impératifs fondamentaux parle de l'Evangile. Donc l'autonomie de l'homme n'est pas l'adversaire d'une ouverture aux autres qui n'est possible que lorsqu'on s'ouvre à un grand Autre, celui qui est figuré par la gratuité qui permet de reconnaître l'autre
L'homme ne se libère pas seul parce que se libérer seul voudrait dire qu'on se prend pour la mesure du bien. C'est à partir de l'idée qu'on est la mesure du bien qu'on a l'idée de se libérer seul des maux que l'on ressent en soi-même, si on est insatisfait de soi-même. Et donc par définition, on ne peut pas se libérer seul si se libérer veut dire se libérer de l'injustice et de l'idolâtrie. Il faut s'en remettre à la figure qui vient de plus loin que nous, celle qui nous donne d'être nous-mêmes en nous déprenant de nous-mêmes, en nous déprenant du souci de nous-mêmes. C'est ce qu'on appelle la grâce.
C'est pourquoi de l'Exode à la Résurrection nous est tracé un chemin qui est un chemin de liberté dans lequel des retours en arrière sont toujours possibles. Ce sont les Hébreux au désert qui disent "ah, c'est bien gentil le désert, mais ce n'est pas drôle tous les jours. On ne mange pas à notre faim. Il y avait des oignons et des concombres en Egypte. Au moins on était bien, on avait une nourriture assurée tous les jours et dans le désert ce n'est pas assuré. Et puis on avait des dieux qu'on pouvait repérer, qu'on pouvait figurer et nous, on marche, on se réclame d'un Dieu qu'on ne voit pas. Tout cela est un peu trop difficile."
Et c'est vrai que la foi biblique, la foi dont nous parle la Bible est une foi plus exigeante pour nous que la figure des religions. C'est plus facile à suivre. La religion nous comble davantage parce que la religion est en grande partie élaborée par nous-mêmes, par l'homme, alors que la foi nous vient d'ailleurs.

Troisième point : la Bible articule sans cesse l'individuel et le collectif et c'est un point qui interpelle la modernité dans la mesure où elle se veut individualiste. La Bible ne donne pas le primat à l'individu auto-suffisant. D'abord parce que l'histoire de l'Ancien Testament est l'histoire d'Israël et que même dans les écrits de Sagesse, il y a toujours le rappel de l'histoire d'Israël.
Il est vrai que l'Ancien Testament à partir de Jérémie (6ème siècle) va nous dire "il faut assumer une responsabilité personnelle et plus seulement collective." Jérémie est le premier à dire "il faut que vous preniez chacun vos responsabilités. On ne peut plus dire : les pères ont mangé des raisins verts et les dents des fils ont été agacées". C'est chacun qui va porter sa responsabilité.
Mais il restera vrai dans le Nouveau Testament que si le primat de l'interpellation individuelle est perceptible dans les Evangiles, c'est toujours pour constituer un groupe de disciples et une communauté. La personne, c'est celui qui assume sa responsabilité pour d'autres et avec d'autres. L'interpellation personnelle est toujours articulée dans la Bible avec la construction d'une communauté. C'est un appel qui fait la communauté et on se met en communauté avec d'autres à partir de l'interpellation qu'on a reçue.
Donc par rapport aux tenants de l'individualisme, la Bible dit "nous ne sommes pas des individus séparés les uns des autres. Nous sommes des personnes" comme l'a très bien souligné Emmanuel Mounier. Il a montré que la personne était toujours reliée à des communautés. Des communautés qui donnaient à l'individu une tradition par rapport à laquelle il allait pouvoir déployer sa propre liberté. La Bible ne sépare jamais ces deux points. La Bible est un texte qui a été fait par des communautés pour des communautés. Cela n'a pas été écrit pour une lecture individuelle. Cela a été écrit pour faire vivre un groupe.
C'est parce que les premiers chrétiens ont voulu se remémorer ce qu'avait fait le Christ, ce qu'avait dit le Christ qu'ils ont écrit les Evangiles. Paul écrit ses lettres pour construire des communautés. Ce n'est jamais pour l'individu et sa satisfaction personnelle que ce texte a été rédigé. Il a été rédigé pour être actualisé par des communautés qui seront la figure vivante de ce dont il parle. Le texte renvoie à une communauté qui doit le vivre. Le témoignage de ce texte, il est d'abord dans des groupes vivant aujourd'hui.
C'est pourquoi d'ailleurs, il ne faut pas avoir une conception chosiste de la Parole de Dieu. La Bible n'est pas la Parole de Dieu au sens où elle serait matériellement la Parole de Dieu. La Bible n'est pas le Coran. Nous ne sommes pas des musulmans, nous sommes des chrétiens. Le Coran, pour les musulmans c'est la Parole de Dieu matériellement si bien qu'on ne devrait pas le traduire parce que traduire c'est toujours trahir. Pour les chrétiens, la Bible n'est pas la Parole de Dieu matériellement. C'est un témoignage écrit rendu à la Parole de Dieu qui demande à être actualisé, qui n'est réel que lorsqu'il est actualisé par une pratique contemporaine. D'où la nécessité en permanence de l'interpréter.
Quatrième point : la Bible invite à séparer la religion et la foi. Je pense que la figure de Révélation qui va de l'Exode à l'Apocalypse, cette figure de foi qui libère n'est pas une figure religieuse. La foi nous libère même de la religion. Barth voyait dans la religion la volonté de l'homme de s'auto-justifier. Bonhoeffer en 44 et 45 dans ses Ecrits de prison nous dit :"L'homme religieux est l'homme qui sépare le sacré et le profane. C'est l'homme qui veut un Dieu puissant alors que le Christ est mort sur la croix, faible. C'est l'homme qui fait des compartiments dans sa vie alors que l'homme de la foi est un homme qui met la foi au cœur de toute sa vie, qui ne sépare plus, qui ne connaît plus le sacré et le profane, qui ne connaît plus du tout la catégorie du sacré."
Donc notre foi n'est pas une religion si l'on entend par religion la démarche de l'homme pour atteindre lui-même Dieu, fût-ce par l'obéissance à une loi que l'homme finalement donne, régule, accomplit lui-même. "Je te remercie Seigneur de ce que je ne suis pas comme les autres, ni même comme ce publicain. Je donne la dîme de ce que je possède..." (Luc 18) Et ce pharisien, nous dit Jésus, repartit chez lui, non justifié.
Donc la religion, c'est la volonté par l'homme de capter Dieu, même par une obéissance de tous les instants. De capter Dieu, de capter la bienveillance divine par ses propres forces alors que la foi c'est précisément l'attitude de confiance et d'accueil à l'égard de cette Parole de Dieu qui est grâce, un accueil qui fait que nous sommes débarrassés du souci de nous justifier. La foi est ce qui travaille en permanence au cœur de la religion parce que celle-ci est puissante et renaît sans cesse. Nous sommes des êtres religieux et la foi a un travail incessant pour tuer en nous la renaissance de l'excroissance de la religion.
Nous n'en aurons jamais fini avec cette dialectique en nous de la foi et de la religion tant il est plus confortable d'être religieux que homme ou femme de foi même si ça fait quelquefois plus mal d'être religieux que de foi. Finalement même quand ça fait mal, c'est confortable parce que on aime bien avoir mal si on est assuré ainsi d'être en bons termes avec Dieu.
La religion peut prendre des formes très subtiles. Même dans l'athéisme, avec l'attachement à une idéologie. L'attachement absolu à une idéologie même chez un athée peut être une attitude éminemment religieuse d'auto-justification de soi-même et de ses orientations et de ses combats. La foi au contraire, nous dépossède de ce souci-là.
De ce point de vue, la mort de Jésus, comme l'a bien montré René Girard, est fondamentalement anti-sacrificielle et pas du tout sacrificielle puisque la logique du sacrificiel consiste à dire "Jésus est mort parce que Dieu l'a voulu" selon une logique religieuse d'un Dieu qui sanctionne alors que Jésus dit à ses contemporains à l'avance dans la parabole des vignerons homicides : ce n'est pas Dieu qui veut ma mort, c'est vous qui allez me tuer !."Vous, les hommes, c'est très différent.
Ce n'est pas Dieu qui a voulu la mort de son Fils. Ce serait du sacrificiel lu dans la logique des religions anciennes. Ce sont des hommes qui ont exercé sur lui une violence humaine. Ce qui fait que maintenant et de toute éternité, désormais, la mort de Jésus est la fin de tous les sacrifices. Si elle est la fin de tous les sacrifices c'est parce qu'elle n'est pas un sacrifice au sens des sacrifices des religions. Elle est l'anti-sacrifice.
Pour terminer, je dirai donc que la foi que dessine la Bible est magnifiquement illustrée par la figure d'Abraham dans l'Epître aux Hébreux, ch 11. "La foi est la figure des réalités qu'on espère et la promesse des biens qu'on ne voit pas" puis ce très beau texte dont je vais vous donner le commentaire par un Père de l'Eglise du 4ème siècle "Abraham partit ne sachant pas où il allait" Grégoire de Nysse à la fin du IVème siècle a écrit dans un de ses commentaires sur la Bible "Abraham partit ne sachant pas où il allait et c'est parce qu'il ne savait pas où il allait qu'il savait qu'il était dans la vérité." C'est un texte extraordinaire. Cela, c'est la figure de la foi.

Conclusion
Un des grands sociologues allemands actuels nous dit que la communication pour être vraie répond à trois critères, ceux de la vérité, de la justesse et de l'authenticité. Je pense que la Bible nous éclaire et qu'on peut le dire à l'aide de ces trois termes.
La Bible nous éclaire d'abord à propos de la vérité puisqu'elle nous renseigne en termes de vérité dans notre rapport au monde extérieur et à la Création. La Bible nous dit que la nature et le monde nous ont été remis, que nous en sommes les lieutenants, mais qu'ils nous ont été remis par le Créateur que nous ne sommes pas. La Bible nous donne un rapport vrai à la Création : maîtrise de la création mais sans la défigurer parce que nous n'en sommes que des gérants, des lieutenants pour Dieu et pas des dominateurs.
La Bible nous met dans un rapport de justesse vis-à-vis de l'autre. La Bible aujourd'hui encore pour nous et nos contemporains, peut nous éclairer quant à la justesse de nos rapports avec l'autre en nous alertant sur les idolâtries qui dénaturent ce rapport.
La Bible nous enseigne l'authenticité dans notre rapport à nous-mêmes en nous rendant lucides sur nous-mêmes, lucides sans accablement dans la mesure où nous savons que la vraie liberté vient d'un Autre qui a toujours déjà posé sur nous un regard d'amour, un regard qui libère et qui nous désencombre de l'accablement que nous pourrions avoir à nous considérer nous-mêmes.

Jacques Rollet
 
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