Parler de la Bible
aujourd'hui en moins d'une heure est évidemment une gageure et
je prends toutes les précautions pour dissiper les critiques
qui parleraient d'incomplétude dans cet exposé. C'est
difficile d'en parler en si peu de temps de façon précise
et synthétique.
Je donnerais volontiers comme titre à cette conférence
"La Bible, Parole de Dieu pour aujourd'hui". Ce livre n'est
recevable que s'il est conçu comme Parole de Dieu pour aujourd'hui.
Pour aujourd'hui et j'ajouterai même pour hier et pour demain.
Car si ce livre est Parole de Dieu pour aujourd'hui, il le fut pour
hier et il le sera pour demain.
Je voudrais après une brève introduction sur la modernité,
développer quatre points dans cet exposé.
Introduction : La modernité
Dire : "la Bible Parole de Dieu pour aujourd'hui" suppose
que l'on qualifie un tant soit peu cet aujourd'hui dont nous parlons
et qui nous constitue, dont nous faisons partie plus ou moins totalement
selon notre mentalité, ce que nous acceptons, ce que nous refusons,
ce que nous proposons, ce que nous critiquons. Cet aujourd'hui, je le
qualifierai volontiers comme étant spécifié par
ce qu'on appelle la modernité. Quelques caractéristiques
de cette modernité doivent être données puisque
c'est dans celle-là que nous avons à lire ou à
réfléchir ou à proposer cette Parole de Dieu, à
supposer que nous l'acceptions comme telle dans la foi.
Sans être exhaustif, je prendrai trois de ces caractéristiques.
Je pense que la modernité est qualifiée dans nos démocraties
contemporaines comme étant sociologiquement individualiste. Les
démocraties sont des sociétés individualistes du
point de vue de l'acception sociologique de ce terme. Cette modernité
est caractérisée également par le fait que la société
globale n'existe plus dans les représentations même si
nous sommes dans une société globale. Nous sommes dans
des petites sociétés forgées, reconnues par les
individus. Enfin la modernité est caractérisée
par nos amis philosophes par le fait de penser par soi-même et
non par un autre.
1°) Sociétés individualistes
Nos sociétés occidentales sont des sociétés
individualistes où l'individu est premier. C'est le mérite
d'Alexis de Tocqueville de l'avoir écrit dès 1840. "Nos
sociétés occidentales, disait-il, à partir du moment
où elles sont démocratiques, sont des sociétés
individualistes, où l'individu est premier". Des sociétés
individualistes donc anti-holistes. (holiste vient du grec holos qui
veut dire la totalité le tout.) Nous sommes dans des sociétés
où ce n'est pas le groupe global, ce n'est pas la loi du groupe
qui prime, mais c'est l'individu. Ceci est très important parce
que à partir du moment où l'individu prime, toutes les
institutions n'ont plus de pouvoir statutaire sur l'individu. Elles
peuvent en avoir un par la presse, par la publicité, par la suggestion,
mais statutairement c'est l'individu qui est premier. Donc par rapport
à la Bible, une première question va se poser : si c'est
l'individu qui est premier, la Bible qui est le livre d'un groupe, d'une
communauté, n'est pas le livre d'un individu. La réforme
protestante, c'est vrai, a insisté sur la lecture personnelle
de la Bible. Il n'est reste pas moins que la lecture personnelle est
en rapport étroit avec la lecture que fait le prédicateur,
le pasteur dans une communauté.
2°- Petites Communautés électives
Le primat des petites communautés électives que chacun
se choisit. Nous savons bien que les grandes institutions sont en crise.
Les Eglises sont en crise de ce point de vue-là. Les partis politiques
sont en crise. En général, les institutions qui prétendent
encadrer, donner une direction avec un certain nombre de contraintes
sont en crise.
On préfère aujourd'hui des petits groupes qu'on a choisi,
auxquels on appartient pour un temps donné et que l'on peut quitter
ensuite, ce qui n'est pas sans poser des questions aux Eglises qui ne
sont pas des groupes que l'on choisit pour une durée brève.
3° - Libération de la pensée
personnelle
Oser penser par soi-même. La Bible nous donne l'impression de
nous dire ce qu'il faut penser et de ne pas nous permettre de penser
par nous-mêmes. Telles sont en tous cas les questions que nous
posent les philosophes modernes. Il nous faut donc tenter de répondre
en allant à la Bible avec ces questions sans les dissimuler.
Premier point
La Bible est un message qui témoigne d'une articulation très
étroite entre une parole et une action. Sans cesse nous sommes
renvoyés de la parole à l'action ou de l'action à
la parole dans les livres bibliques. Parole de Dieu qui crée
le monde dès le début, parole du prophète mais
action aussi des Israélites, parole qui éclaire l'action
et qui permet de la comprendre. Et dans le Nouveau Testament, un personnage,
Jésus le Christ qui parle et agit et qui nous dit lui-même
que sa parole n'est pas compréhensible sans ses actes, qui
nous fait comprendre que les actes éclairent la parole.
La cohérence de cette figure pour les chrétiens réside
précisément dans le fait que le parole et les actions
dans le Christ sont parfaitement harmonisées et articulées
et sont indissociables. Evidemment c'est l'idéal qui à
travers ce personnage nous est ainsi présenté. Cette
articulation de parole et d'action nous renvoie pour les lecteurs,
à notre propre articulation de la parole et de l'action. aujourd'hui
dans nos propres vies
Ce n'est pas un livre qu'on peut lire sans agir dans le sens de ce
qu'on a lu. Lire la Bible en esthète, en lecteur de roman ne
présente pas beaucoup d'intérêt. On va à
ce genre de texte si on est déterminé à en vivre
quelque chose et si on attend un éclairage au moins pour sa
propre existence et ses propres conduites de vie. Si on y va sans
avoir d'abord été travaillé par ce désir
d'un éclairage et ce désir d'y voir plus clair dans
sa propre action, on risque de passer à côté du
texte. C'est un texte qui s'éclaire pour le lecteur quand il
en vit quelque chose. C'est ce qu'on appelle d'ailleurs dans la philosophie
et la théologie contemporaines toute la question de l'herméneutique
que Ricoeur a tant éclairée dans ses travaux.
Cette parole et cette action nous parlent de quoi ? Il y est question
de deux thèmes et de deux réalités fondamentales.
cette parole annonce une libération et annonce une gratuité.
Elle articule une libération avec une gratuité. La libération
est la dimension qui renvoie au problème du mal dont nous avons
à être libérés. La gratuité renvoie
à la question et à la personne de Dieu qui, dans la
mesure où il est gratuité, peut combattre ce mal en
nous, la libération étant précisément
le fait de nous délivrer de l'anti-gratuité qui nous
habite.
Ce message nous parle donc d'abord d'une libération. De quoi
l'homme doit-il être libéré selon la Bible, l'Ancien
et le Nouveau Testament. Fondamentalement, nous avons à être
libérés de l'idolâtrie et de l'injustice C'est
bien ce couple qui est au cœur du message des prophètes de
l'Ancien Testament mais que l'on peut appliquer au Nouveau Testament.
L'humanité a à être libérée de l'idolâtrie
c'est-à-dire de cette démarche qui nous conduit à
prendre pour Dieu ce qui ne peut pas être pris pour Dieu. Cela
peut être toutes sortes de choses. On l'a figuré sous
le thème du veau d'or en Exode 32, mais au-delà de la
matérialité trop concrète du veau d'or, l'idolâtrie
cela consiste à considérer comme absolu ce qui ne peut
pas l'être. Cela peut être une idéologie, cela
peut être un désir d'avoir, cela peut être l'argent,
cela peut être le pouvoir, le valoir qui peut prendre la forme
plus subtile de l'idéologie qui va justifier ces désirs
en les présentant sous une forme tout à fait acceptable
et mobilisatrice.
Cela peut être plus subtilement encore, le désir de la
Loi. Cela peut être le désir de s'en tenir à la
Loi et de voir Dieu dans l'accomplissement de la Loi, de voir la proximité
avec Dieu réalisée dans notre propre accomplissement
de la Loi. C'est une idolâtrie plus subtile, c'est celle de
celui qui se dit juste. C'est celle du pharisien dans Luc 18, le pharisien
qui s'en alla chez lui non justifié, dit le Christ. L'idolâtrie
de la Loi mise à la place de Dieu, mise comme médiation
absolue au point de s'identifier quand on la réalise avec la
proximité totale avec Dieu. Nous avons à être
libérés de l'idolâtrie, nous dit la Bible.
Nous avons à être libérés également
et c'est corrélatif nous disent les prophètes, de l'injustice
c'est-à-dire d'un rapport faussé à l'autre, à
l'autre être humain. Etre injuste, c'est avoir avec l'autre
un rapport faux, aux fond ne pas le considérer véritablement
comme un être humain et en ce sens-là avoir un rapport
avec lui qui manque de justesse. Le manque de justice est un manque
de justesse. Quand on ne considère pas l'autre comme un être
véritablement humain, on a avec lui un rapport qui manque de
justesse, on ne l'a pas apprécié à sa juste valeur,
celle d'un être humain.
La force des prophètes entre autres ceux du 8ème siècle
va être de dire au peuple d'Israël et de nous dire à
nous aujourd'hui si nous les lisons, "quand tu es injuste, c'est
que tu es idolâtre". L'injustice est produite par une attitude
d'idolâtrie. C'est quand on prend pour absolu des faux absolus
qu'on manque de justesse par rapport à l'autre. L'idolâtrie
conduit à l'injustice. Tel est pour moi, le thème central
des grands prophètes d'Israël. Nous avons d'abord à
être libérés de ce mal-là.
La Bible nous parle d'une libération qui est à vivre
dans une histoire. Une histoire qui commence à l'Exode qui
est, selon Ricoeur, "le grand figuratif de la délivrance".
C'est le figuratif de toutes les autres délivrances que nous
avons à vivre. La libération renvoie à cette
question du mal. Le mal c'est l'idolâtrie et l'injustice. Tel
est le premier message de la Bible qui va aller de l'Exode, de la
première Pâque jusqu'à la Pâque du Christ
et la Pâque dans la vie des chrétiens aujourd'hui, Pâque
intériorisée par le passage de la mort à la vie,
de l'injustice à la gratuité.
Tel est précisément le deuxième thème
central dont nous parle la Bible et dont nous parle particulièrement
le Nouveau Testament, car c'est le grand combat du Christ. C'est particulièrement
dans le Nouveau Testament que nous trouvons l'affirmation de Dieu
comme gratuité.
Le deuxième grand message de la Bible donc, c'est que
Dieu est gratuité. Cela apparaît moins nettement dans
l'Ancien Testament que dans le Nouveau, parce que l'Ancien Testament
témoigne de la quête du peuple d'Israël. L'Ancien
Testament est écrit à partir de l'expérience
d'un peuple et il est donc relatif à ce qu'un peuple peut dire,
aux représentations de Dieu que ce peuple peut avoir. Le thème
de la colère de Dieu, le thème du Dieu jaloux de l'Ancien
Testament, ce sont des thèmes qui dépendent de l'écriture
du peuple et de son degré de conscience. Et ceci évolue.
Je tiens personnellement qu'il y a une évolution entre l'Ancien
et le Nouveau Testament, que l'Ancien est moins accompli que le Nouveau
parce que dans le Nouveau, c'est la propre figure de révélation
de Dieu qu'est le Christ qui parle et qui va évidemment plus
loin. C'est la Révélation de Dieu évidemment
plus accomplie que dans l'Ancien puisque c'est le Dieu fait homme
qui parle et qui là nous révèle dans sa parole
et dans sa propre démarche, la gratuité qu'est Dieu
et qu'il figure ou qu'il signifie, ou qu'il symbolise. Il est la figure
accomplie d'un Dieu qui est grâce. En termes contemporains,
grâce et gratuité c'est la même chose. Gratuité
c'est plus que grâce. Grâce, cela ne dit plus rien sauf
aux spécialistes de la théologie de la grâce du
XVIIème siècle.
Gratuité dit plus ne serait-ce que par le fait que nous très
peu souvent gratuits et qu'on est peu invités à l'être
aujourd'hui. Gratuité parle donc davantage ne serait-ce que
par différence. La Bible et particulièrement le Nouveau
Testament nous parle de la gratuité de Dieu.
Le message le plus extraordinaire de ce texte et en particulier des
quatre Evangiles consiste à nous dire que Dieu nous aime, aime
l'humanité sans autre raison que le fait qu'il nous aime. Il
n'y a pas de raison. Découvrir que Dieu est gratuité
à travers la figure du Christ, c'est découvrir que Dieu
ne peut être reconnu comme Dieu que lorsque nous faisons l'expérience,
nous-mêmes de cette gratuité. Tant que nous sommes dans
la logique de l'intérêt nous ne connaissons pas Dieu.
Nous ne le connaissons pas, nous ne l'expérimentons pas. Tel
est le grand message biblique qui va s'épanouir dans la Bible
à travers des luttes, à travers des conflits, ne serait-ce
qu'à travers le conflit entre la logique de la souillure et
la logique de la dette dans l'Ancien Testament.
La logique de la souillure, c'est celle que vous trouvez dans le livre
du Lévitique avec tous les interdits, le sang qui rend impur
et autres. Tout ce que déploie le Lévitique, c'est la
logique de la souillure. C'est la logique des religions primitives,
des tabous. Or la tâche des prophètes va être de
dire "Dieu vous demande à vous, Israël, de quitter
peu à peu cette logique de la souillure pour le connaître,
pour vivre la logique de la dette, de la dette que l'on a envers l'autre.
On passe du tabou de la souillure au rapport avec l'autre.
Le texte exemplaire de l'Ancien Testament de ce point de vue-là
est évidemment Isaïe 58 qui est utilisé dans les
grandes liturgies du début de carême; "Le jeûne
qui me plaît dit Dieu, ce n'est pas de se courber sous le sac
et la cendre, c'est de se parfumer le visage et la tête ce jour-là,
de ne pas donner à penser qu'on jeûne et qu'on se prive.
Ce jour-là, ce que je veux c'est que vous ne faussiez pas les
balances, que vous remettiez les dettes et ainsi de suite". Donc
c'est un rapport à l'autre renouvelé. Telle est la logique
de la dette opposée à la souillure.
Dans le Nouveau Testament, quand le Christ s'affronte aux pharisiens
à propos de la Loi, du sabbat ou autre chose, il s'affronte
à une logique de la souillure qui a pris une forme un peu plus
élaborée à travers le thème du respect
de la Loi, de la Thora. C'est une logique dans laquelle Dieu est un
comptable ou un interdicteur. Alors que la logique du Christ qui prétend
bien révéler aux Israélites, le Dieu dont il
se réclame, c'est de dire : ce qui compte ce n'est pas le sabbat
respecté matériellement, c'est le rapport à l'autre.
Ce qui compte, c'est la gratuité, et il va même jusqu'à
dire "vous ne rencontrerez pas Dieu si vous êtes dans la
logique de la Loi. Paul va formaliser cela qui va devenir le leitmotiv
de la réforme : nous ne sommes plus sous la Loi mais sous la
grâce".
Donc Le message biblique qui est indissolublement présenté
comme parole et comme action nous parle d'une libération et
nous parle d'une gratuité et nous dit même que la libération
est dans la reconnaissance de la gratuité. Telle est notre
libération. Et c'est parce que notre libération est
dans la reconnaissance de la gratuité qu'est Dieu que nous
ne pouvons pas nous libérer seuls. Il faut articuler les deux
choses.
C'est ma deuxième partie : l'homme appelé à la
liberté ne se libère pas seul. Peut-être est-ce
un des points essentiels du message de la Bible pour les hommes d'aujourd'hui
et pour nous. L'idée d'auto-libération n'est pas biblique.
L'autonomie n'est pas l'indépendance parce que nous ne pouvons
pas nous libérer seuls à l'égard du mal, à
l'égard de l'idolâtrie, à l'égard de l'injustice,
dans la méconnaissance de la gratuité. Tous ces maux
ne peuvent pas être guéris par l'homme seul car ce serait
à nouveau une autoaffirmation qui serait méconnaissance
de la gratuité.
L'autonomie selon Kant, n'est pas incompatible avec cette gratuité
qui vient de Dieu. Les deux grands impératifs de Kant sont
les suivants "Agis de manière telle que la maxime de ta
volonté puisse toujours être universalisée".
Kant nous dit à ce moment-là "ce que tu veux pour
toi, tu dois le vouloir pour les autres, ce que tu désires
pour toi, tu dois concevoir que les autres ont le droit de le désirer,
ce que tu estimes nécessaire pour toi, tu dois l'estimer nécessaire
pour les autres, sinon tu n'es pas moral." On n'est pas très
loin, en fait, de la règle d'or évangélique.
Le deuxième impératif de Kant, c'est "Agis de manière
telle que tu considères l'autre toujours comme une fin et jamais
simplement comme un moyen !" C'est un discours sur la gratuité.
Considérer l'autre comme une fin c'est-à-dire valant
en lui-même. Faire cela c'est être gratuit à l'égard
de l'autre. Kant dans ses deux impératifs fondamentaux parle
de l'Evangile. Donc l'autonomie de l'homme n'est pas l'adversaire
d'une ouverture aux autres qui n'est possible que lorsqu'on s'ouvre
à un grand Autre, celui qui est figuré par la gratuité
qui permet de reconnaître l'autre
L'homme ne se libère pas seul parce que se libérer seul
voudrait dire qu'on se prend pour la mesure du bien. C'est à
partir de l'idée qu'on est la mesure du bien qu'on a l'idée
de se libérer seul des maux que l'on ressent en soi-même,
si on est insatisfait de soi-même. Et donc par définition,
on ne peut pas se libérer seul si se libérer veut dire
se libérer de l'injustice et de l'idolâtrie. Il faut
s'en remettre à la figure qui vient de plus loin que nous,
celle qui nous donne d'être nous-mêmes en nous déprenant
de nous-mêmes, en nous déprenant du souci de nous-mêmes.
C'est ce qu'on appelle la grâce.
C'est pourquoi de l'Exode à la Résurrection nous est
tracé un chemin qui est un chemin de liberté dans lequel
des retours en arrière sont toujours possibles. Ce sont les
Hébreux au désert qui disent "ah, c'est bien gentil
le désert, mais ce n'est pas drôle tous les jours. On
ne mange pas à notre faim. Il y avait des oignons et des concombres
en Egypte. Au moins on était bien, on avait une nourriture
assurée tous les jours et dans le désert ce n'est pas
assuré. Et puis on avait des dieux qu'on pouvait repérer,
qu'on pouvait figurer et nous, on marche, on se réclame d'un
Dieu qu'on ne voit pas. Tout cela est un peu trop difficile."
Et c'est vrai que la foi biblique, la foi dont nous parle la Bible
est une foi plus exigeante pour nous que la figure des religions.
C'est plus facile à suivre. La religion nous comble davantage
parce que la religion est en grande partie élaborée
par nous-mêmes, par l'homme, alors que la foi nous vient d'ailleurs.
Troisième point : la Bible articule sans cesse l'individuel
et le collectif et c'est un point qui interpelle la modernité
dans la mesure où elle se veut individualiste. La Bible ne
donne pas le primat à l'individu auto-suffisant. D'abord parce
que l'histoire de l'Ancien Testament est l'histoire d'Israël
et que même dans les écrits de Sagesse, il y a toujours
le rappel de l'histoire d'Israël.
Il est vrai que l'Ancien Testament à partir de Jérémie
(6ème siècle) va nous dire "il faut assumer une
responsabilité personnelle et plus seulement collective."
Jérémie est le premier à dire "il faut que
vous preniez chacun vos responsabilités. On ne peut plus dire
: les pères ont mangé des raisins verts et les dents
des fils ont été agacées". C'est chacun
qui va porter sa responsabilité.
Mais il restera vrai dans le Nouveau Testament que si le primat de
l'interpellation individuelle est perceptible dans les Evangiles,
c'est toujours pour constituer un groupe de disciples et une communauté.
La personne, c'est celui qui assume sa responsabilité pour
d'autres et avec d'autres. L'interpellation personnelle est toujours
articulée dans la Bible avec la construction d'une communauté.
C'est un appel qui fait la communauté et on se met en communauté
avec d'autres à partir de l'interpellation qu'on a reçue.
Donc par rapport aux tenants de l'individualisme, la Bible dit "nous
ne sommes pas des individus séparés les uns des autres.
Nous sommes des personnes" comme l'a très bien souligné
Emmanuel Mounier. Il a montré que la personne était
toujours reliée à des communautés. Des communautés
qui donnaient à l'individu une tradition par rapport à
laquelle il allait pouvoir déployer sa propre liberté.
La Bible ne sépare jamais ces deux points. La Bible est un
texte qui a été fait par des communautés pour
des communautés. Cela n'a pas été écrit
pour une lecture individuelle. Cela a été écrit
pour faire vivre un groupe.
C'est parce que les premiers chrétiens ont voulu se remémorer
ce qu'avait fait le Christ, ce qu'avait dit le Christ qu'ils ont écrit
les Evangiles. Paul écrit ses lettres pour construire des communautés.
Ce n'est jamais pour l'individu et sa satisfaction personnelle que
ce texte a été rédigé. Il a été
rédigé pour être actualisé par des communautés
qui seront la figure vivante de ce dont il parle. Le texte renvoie
à une communauté qui doit le vivre. Le témoignage
de ce texte, il est d'abord dans des groupes vivant aujourd'hui.
C'est pourquoi d'ailleurs, il ne faut pas avoir une conception chosiste
de la Parole de Dieu. La Bible n'est pas la Parole de Dieu au sens
où elle serait matériellement la Parole de Dieu. La
Bible n'est pas le Coran. Nous ne sommes pas des musulmans, nous sommes
des chrétiens. Le Coran, pour les musulmans c'est la Parole
de Dieu matériellement si bien qu'on ne devrait pas le traduire
parce que traduire c'est toujours trahir. Pour les chrétiens,
la Bible n'est pas la Parole de Dieu matériellement. C'est
un témoignage écrit rendu à la Parole de Dieu
qui demande à être actualisé, qui n'est réel
que lorsqu'il est actualisé par une pratique contemporaine.
D'où la nécessité en permanence de l'interpréter.
Quatrième point : la Bible invite à séparer
la religion et la foi. Je pense que la figure de Révélation
qui va de l'Exode à l'Apocalypse, cette figure de foi qui libère
n'est pas une figure religieuse. La foi nous libère même
de la religion. Barth voyait dans la religion la volonté de
l'homme de s'auto-justifier. Bonhoeffer en 44 et 45 dans ses Ecrits
de prison nous dit :"L'homme religieux est l'homme qui sépare
le sacré et le profane. C'est l'homme qui veut un Dieu puissant
alors que le Christ est mort sur la croix, faible. C'est l'homme qui
fait des compartiments dans sa vie alors que l'homme de la foi est
un homme qui met la foi au cœur de toute sa vie, qui ne sépare
plus, qui ne connaît plus le sacré et le profane, qui
ne connaît plus du tout la catégorie du sacré."
Donc notre foi n'est pas une religion si l'on entend par religion
la démarche de l'homme pour atteindre lui-même Dieu,
fût-ce par l'obéissance à une loi que l'homme
finalement donne, régule, accomplit lui-même. "Je
te remercie Seigneur de ce que je ne suis pas comme les autres, ni
même comme ce publicain. Je donne la dîme de ce que je
possède..." (Luc 18) Et ce pharisien, nous dit Jésus,
repartit chez lui, non justifié.
Donc la religion, c'est la volonté par l'homme de capter Dieu,
même par une obéissance de tous les instants. De capter
Dieu, de capter la bienveillance divine par ses propres forces alors
que la foi c'est précisément l'attitude de confiance
et d'accueil à l'égard de cette Parole de Dieu qui est
grâce, un accueil qui fait que nous sommes débarrassés
du souci de nous justifier. La foi est ce qui travaille en permanence
au cœur de la religion parce que celle-ci est puissante et renaît
sans cesse. Nous sommes des êtres religieux et la foi a un travail
incessant pour tuer en nous la renaissance de l'excroissance de la
religion.
Nous n'en aurons jamais fini avec cette dialectique en nous de la
foi et de la religion tant il est plus confortable d'être religieux
que homme ou femme de foi même si ça fait quelquefois
plus mal d'être religieux que de foi. Finalement même
quand ça fait mal, c'est confortable parce que on aime bien
avoir mal si on est assuré ainsi d'être en bons termes
avec Dieu.
La religion peut prendre des formes très subtiles. Même
dans l'athéisme, avec l'attachement à une idéologie.
L'attachement absolu à une idéologie même chez
un athée peut être une attitude éminemment religieuse
d'auto-justification de soi-même et de ses orientations et de
ses combats. La foi au contraire, nous dépossède de
ce souci-là.
De ce point de vue, la mort de Jésus, comme l'a bien montré
René Girard, est fondamentalement anti-sacrificielle et pas
du tout sacrificielle puisque la logique du sacrificiel consiste à
dire "Jésus est mort parce que Dieu l'a voulu" selon
une logique religieuse d'un Dieu qui sanctionne alors que Jésus
dit à ses contemporains à l'avance dans la parabole
des vignerons homicides : ce n'est pas Dieu qui veut ma mort, c'est
vous qui allez me tuer !."Vous, les hommes, c'est très
différent.
Ce n'est pas Dieu qui a voulu la mort de son Fils. Ce serait du sacrificiel
lu dans la logique des religions anciennes. Ce sont des hommes qui
ont exercé sur lui une violence humaine. Ce qui fait que maintenant
et de toute éternité, désormais, la mort de Jésus
est la fin de tous les sacrifices. Si elle est la fin de tous les
sacrifices c'est parce qu'elle n'est pas un sacrifice au sens des
sacrifices des religions. Elle est l'anti-sacrifice.
Pour terminer, je dirai donc que la foi que dessine la Bible est magnifiquement
illustrée par la figure d'Abraham dans l'Epître aux Hébreux,
ch 11. "La foi est la figure des réalités qu'on
espère et la promesse des biens qu'on ne voit pas" puis
ce très beau texte dont je vais vous donner le commentaire
par un Père de l'Eglise du 4ème siècle "Abraham
partit ne sachant pas où il allait" Grégoire de
Nysse à la fin du IVème siècle a écrit
dans un de ses commentaires sur la Bible "Abraham partit ne sachant
pas où il allait et c'est parce qu'il ne savait pas où
il allait qu'il savait qu'il était dans la vérité."
C'est un texte extraordinaire. Cela, c'est la figure de la foi.
Conclusion
Un des grands sociologues allemands actuels nous dit que la communication
pour être vraie répond à trois critères,
ceux de la vérité, de la justesse et de l'authenticité.
Je pense que la Bible nous éclaire et qu'on peut le dire à
l'aide de ces trois termes.
La Bible nous éclaire d'abord à propos de la vérité
puisqu'elle nous renseigne en termes de vérité dans
notre rapport au monde extérieur et à la Création.
La Bible nous dit que la nature et le monde nous ont été
remis, que nous en sommes les lieutenants, mais qu'ils nous ont été
remis par le Créateur que nous ne sommes pas. La Bible nous
donne un rapport vrai à la Création : maîtrise
de la création mais sans la défigurer parce que nous
n'en sommes que des gérants, des lieutenants pour Dieu et pas
des dominateurs.
La Bible nous met dans un rapport de justesse vis-à-vis de
l'autre. La Bible aujourd'hui encore pour nous et nos contemporains,
peut nous éclairer quant à la justesse de nos rapports
avec l'autre en nous alertant sur les idolâtries qui dénaturent
ce rapport.
La Bible nous enseigne l'authenticité dans notre rapport à
nous-mêmes en nous rendant lucides sur nous-mêmes, lucides
sans accablement dans la mesure où nous savons que la vraie
liberté vient d'un Autre qui a toujours déjà
posé sur nous un regard d'amour, un regard qui libère
et qui nous désencombre de l'accablement que nous pourrions
avoir à nous considérer nous-mêmes.
Jacques Rollet