retour à la page d'accueil retour à la page d'accueil
retour à la page d'accueilarchives des homéliespetit germinal, informations pratiquesla vie de la communautédernières conférencesparticipez à germinal
retour page accueil Conférences 2002 -2003 2000 -2001 1999 1997-98 Forum
 

Conférences 2002-2003

 
 
Week-end des 19 et 20 octobre 2002
 
 
Christophe ROUCOU - prêtre de la Communauté Mission de France
 
 
19 et 20 octobre 2002 
 
     
 

 

Lettre à Diognète
chap. 5-6 (auteur inconnu 2e siècle après J.C.)

     " Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n'habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n'a rien de singulier. Ce n'est pas à l'imagination ou aux rêveries d'esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d'autres, les champions d'une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle.

     Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n'abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche.

     Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l'emporte en perfection sur les lois.

     Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne ; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. Les juifs leur font la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine.

     En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. "


Présentation par Catherine de Lafarge

     Je vais vous présenter Christophe Roucou. Prêtre de la Mission de France, il a été ordonné en 1980, il a une Maîtrise d'Histoire et une Maîtrise de théologie. Il a fait sa formation de prêtre dans les GFU (groupes de formation universitaire) parce qu'il voulait se préparer à être prêtre sans être séparé de ses camarades étudiants qui menaient une vie d'étude et d'engagement.

     C'est là qu'il va rencontrer les prêtres de la Mission de France dont la vocation et la mission première sont de vivre avec ceux qui sont loin de l'Eglise et ne partagent pas la foi chrétienne. Cela rejoint son désir de vivre comme disciple du Christ avec tout le monde. Il s'engage donc à la Mission de France pour trois années de formation puis répond à un appel de partir en pays arabe après son ordination.

     Deux années à Rome vont lui permettre d'apprendre l'Arabe et de plonger dans la découverte de cette langue, de son histoire, de la culture et des fondements de l'Islam, à la fois communauté et foi. Puis, c'est un premier séjour en Egypte de quatre années, d'abord au Caire puis à Suez, comme professeur de Français. Il y vit un ministère d'amitié, de fraternité et de dialogue Le petit groupe qu'il forme avec d'autres prêtres de la Mission de France se nomme les "frères du chemin" pour signifier que leur but est de devenir frères de ceux que Dieu met sur leur chemin.

     Obligé de revenir en France en juin 87, il interrompt donc ce chemin en pays arabe pour quelques années. Christophe Roucou prend alors la responsabilité du Séminaire de la Mission de France pendant cinq ans. Il y met en valeur auprès des séminaristes une théologie de la Mission. En 94, il reprend le chemin de l'Egypte et de la Fac de Suez.

     Depuis trois ans, de retour en France, il a pris la responsabilité de la formation à la Mission de France ouverte également aux laïcs : c'est l'Ecole pour la Mission. Son expérience l'a conduit à exprimer la conviction que la Mission est une aventure de la foi qui amène à cheminer vers l'autre, à apprendre sa langue, sa culture pour le rencontrer et partager avec lui. Il dit lui-même que dans sa vie et son ministère, la mission se conjugue avec rencontre, dialogue, chemin parcouru ensemble, gratuité, fraternité, suite du Christ, accueil des signes de l'Esprit, mission vécue sous le signe d'Emmaüs et du puits de Jacob.

 

Exposé de Christophe Roucou

     Je suis heureux d'être avec vous ce matin. Je vais essayer de fournir quelques éléments de réflexion. J'ai deux petits points d'attache avec Châtenay-Malabry : par ma famille, je connaissais Ste Bathilde et il se trouve que le sujet de ma maîtrise d'Histoire est " Les origines de la Jeunesse Etudiante en France ", sous la direction d'Henri-Irénée Marrou qui n'ahbitait pas loin d'ici.

" Dans un monde et une société en mutation, être des témoins d'Espérance, est-ce possible et comment ? "


Introduction
: les chrétiens : des pélerins d'espérance dans un monde où tout bouge !

     * Nous sommes appelés comme chrétiens à être des témoins de l'Espérance dans un monde où tout bouge. J'aurai l'occasion d'y revenir.

      Les évêques de France, dans la lettre qu'ils nous ont envoyée en 1996 faisaient cette remarque : "La crise que traverse l'Eglise aujourd'hui est due dans une large mesure, à la répercussion dans l'Eglise elle-même et dans la vie de ses membres d'un ensemble de mutations sociales et culturelles, rapides, profondes et qui ont une dimension mondiale. Nous sommes en train de changer de monde et de société. Un monde s'efface, un autre est en train d'émerger sans qu'existe aucun modèle pré-établi pour sa construction." 1 

     Nous sommes en train de changer de monde et de société. C'est la raison pour laquelle je dis que " tout bouge ". Ce n'est pas simplement parce que cela se dit à chaque époque, pas seulement parce que nous vivons un changement de millénaire ou un changement de siècle, mais parce que nous sommes dans une grosse période de mutation. Dans ce monde qui bouge nous n'avons pas encore de modèle pour construire le nouveau monde. Nous sommes donc sur un terrain où nous avançons un peu à tâtons.

      · Le Concile Vatican II et le Pape Paul VI ont repris une vieille image dans la tradition de l'Eglise : celle qui présente les chrétiens comme des pèlerins. Comme le dit l'Epître à Diognète, comme des étrangers domiciliés, c'est-à-dire qui sont là mais sans y être complètement.
      · L'image du pèlerinage est intéressante. Paul VI l'a utilisée, Jean-Paul II la reprend en disant qu'avec les autres hommes, nous sommes des pèlerins de la vérité sur cette terre. Cela fait écho avec un texte que nous n'avons pas fini de découvrir et qui dit bien quelque chose de notre condition de chrétiens aujourd'hui, le texte d'Emmaüs (chapitre 24 de l'Evangile de Luc).
      · Ce texte est intéressant à relire pour voir comment il dit quelque chose de notre condition de chrétiens. Pour moi, il résume les quatre premières années de ma vie en Egypte : nous marchons avec d'autres hommes aujourd'hui, un peu comme ces deux hommes sur le chemin d'Emmaüs, nous sommes quelquefois marqués par l'incertitude, marqués par l'inquiétude, marqués par la désespérance. Et puis en avançant sur le chemin, nous sommes rejoints par le Christ qui est souvent pour beaucoup de nos contemporains et quelquefois pour nous-mêmes, un inconnu.

     Petit à petit, en marchant, en relisant l'Ecriture nous comprenons ce qui est en jeu dans le monde d'aujourd'hui. Ce que j'aime bien aussi dans ce chemin d'Emmaüs, c'est qu'il faut le prendre dans sa totalité. Il y a la "longue marche", alors qu'au-jourd'hui des gens voudraient aller très vite pour annoncer le Christ.

     Peut-être a-t-on été trop timide à d'autres époques, mais il ne faut pas oublier qu'on ne peut pas réduire ce temps de la marche et de l'apprivoisement avec l'homme d'aujourd'hui si nous voulons partager l'espérance qui nous est donnée. Il y aussi la halte à l'auberge, c'est ce que nous vivons concrètement ce matin : la rencontre du Christ dans le moment sacramentel.

     Le récit ne s'arrête pas à l'auberge d'Emmaüs. Le Christ est parti le premier de cette auberge. Ensuite, cette rencontre du Christ fait que les deux pèlerins "reviennent en arrière", pourrait-on dire ; mais non, ils changent leur route pour aller retrouver les autres et partager l'expérience de foi qu'ils ont faite. Notre condition de chrétiens dans le monde d'aujourd'hui est vraiment, me semble-t-il, d'être des pèlerins comme ces deux hommes d'Emmaüs.

     * Quand on fréquente des moins de trente ans aujourd'hui, on se pose la question : "Mais finalement qu'est-ce que c'est être chrétien dans la société d'aujourd'hui ? " Nous savons des choses par le catéchisme, par la tradition. Mais être chrétien est-ce être un homme ou une femme sur lequel on va mettre une petite pincée d'Evangile ? En Orient, pour les fêtes, on fait souvent des gâteaux pleins de sucre glace ; dès que vous mangez tout tombe par terre ! Si c'est cela le christianisme dans notre vie, alors il n'en reste plus grand chose.

     Peut-être qu'être chrétien ce n'est pas rajouter un petit supplément d'âme ou un peu de spiritualité sur notre condition d'homme ou de femme, mais c'est plutôt une manière d'être homme ou femme dans la société d'aujourd'hui. C'est peut-être cela que nos contemporains attendent de manière confuse. Pour finir, le mot "espérance" qui figure dans le titre et dont nous sommes porteurs, comment en parler aujourd'hui ?

     Si je vous ai proposé la lecture de l'Epître à Diognète, c'est parce que ce texte vieux de dix-huit siècles, nous l'avons lu avec des étudiants à la session nationale de la Mission Etudiante à Cergy-Pontoise, fin août. Nous travaillions sur les Actes des Apôtres et différents documents étaient proposés pour des temps d'atelier. A la fin des temps d'atelier, il leur a été demandé : " dans les différents documents sur la Mission de l'Eglise que vous avez lus, lesquels retenez-vous, lesquels vous parlent aujourd'hui ? "

     Beaucoup d'étudiants ont choisi ce texte-là. Donc ce texte qui a dix-huit siècles parle à des jeunes d'aujourd'hui. Notre appartenance chrétienne ne nous donne pas une langue propre. Nous n'avons pas une langue sacrée, nous n'avons pas des nourritures interdites (en disant cela je ne juge ni les juifs ni les musulmans, mais je crois qu'il faut reconnaître une différence). Nous n'avons pas de dialecte extraordinaire. Nous n'avons pas une manière de nous habiller qui nous soit propre. Comme dit le texte, nous nous sentons à l'aise dans toute ville et dans toute patrie et en même temps nous relevons d'une patrie et d'une république spirituelle. Cela signifie, comme le disait St Jean, que, les disciples ne sont pas du monde mais ils sont dans le monde.

     A dix-huit siècles d'intervalle, on pourrait rapprocher ce texte du début du texte du Concile Vatican II "Gaudium et Spes" qui dit : "Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ." (§ 1)

     Autrement dit, d'une certaine manière, nous ne sommes pas différents des autres et pourtant nous avons une différence. Mais cette différence n'est pas de l'ordre d'une langue, elle n'est pas de l'ordre d'un vêtement, elle n'est pas de l'ordre de l'habitat sur un territoire particulier. Nous allons essayer de voir de quel ordre est cette originalité chrétienne dont nous avons à vivre aujourd'hui.


1 - Un monde et une société où tout bouge

     Je voudrais repérer quelques éléments du changement d'époque que nous vivons et des défis ou des questions qui nous sont posés à nous comme chrétiens.

     Nous sommes vraiment à un changement d'époque. Ayant eu la chance de passer deux fois de l'Egypte à la France et de la France à l'Egypte, je peux dire qu'en Egypte on vit dans une société religieuse où Dieu est au fondement de la société et est aussi la clef de voûte de la société. 99,9% des Egyptiens, qu'ils soient chrétiens ou musulmans croient en Dieu. C'est un univers où tout est organisé de cette manière-là

     Dans la France de 2002 dans laquelle nous vivons ce n'est plus le cas. Il y a eu la société traditionnelle et religieuse ensuite grosso modo on est passé (du 16ème siècle au 20ème siècle) à l'époque de la modernité où ce n'était plus qui Dieu était au centre de la société mais c'était l'homme. Aujourd'hui, la question suivante se pose à nous :"Qu'est-ce qui est au centre de la société aujourd'hui ? " J'aurais tendance à répondre : ce n'est certainement pas Dieu et il y a des moments où nous pouvons nous demander si l'homme est encore au centre des préoccupations de notre société.

     Nous vivons tous en 2002 et en même temps nous vivons ici en France avec des représentations du monde, des conceptions de Dieu qui sont de différentes époques. Nous ne fonctionnons pas tous avec la même compréhension du monde. C'est cela qui rend si difficile parfois la compréhension entre musulmans et chrétiens. Il y a des questions de religion, mais il y a aussi beaucoup de questions de culture. Nous ne fonctionnons pas tous avec la même image du monde, avec les mêmes schémas, avec la même conception de Dieu.

     Nous vivons tous en 2002 mais en quelque sorte avec des schémas de compréhension du monde qui ne sont pas de la même époque. C'est ce qui rend parfois difficile la rencontre parce que les uns sont encore dans un univers religieux et que les autres, comme nous, sont dans ce qu'on appelle la post-modernité. Parfois nous nous parlons mais nous ne nous rencontrons pas. A l'intérieur de nous-mêmes cohabitent également des représentations différentes.

     Un évêque disait l'autre jour "Quand même, j'espère qu'on va revenir à une époque où à 18 ans quelqu'un s'engage au Séminaire pour devenir prêtre. " J'ai souri parce que nous pouvons faire ce rêve, mais cela me semble être de la nostalgie et ne pas prendre en compte la manière dont un jeune adulte se construit dans les difficultés d'aujourd'hui. Je n'interdis pas à un jeune de 18 ans de rentrer au Séminaire, quoique, lorsque j'étais responsable de Séminaire, je n'aurais pas accueilli à 18 ans tout de suite.

     Quelquefois, nous avons la nostalgie de ce qui se faisait autrefois : "Autrefois, ça marchait bien. Avant, le repas était pris en famille tous les jours, deux fois par jour, c'était important. " Je crois que la question qui nous est posée aujourd'hui n'est pas de revenir au passé mais comment dans les conditions qui nous sont faites aujourd'hui, nous pouvons vivre la fraternité humaine, comment nous pouvons vivre un engagement, une décision ? Certainement pas de la manière dont on le faisait autrefois.

     Les grands spécialistes disent que nous passons d'un monde bipolaire à un monde multipolaire. Plusieurs fois en Egypte des jeunes m'ont dit : "Autrefois, dans l'équilibre mondial, il y avait les Etats-Unis d'un côté et l'URSS de l'autre. Aujourd'hui il n'y a plus qu'une puissance qui domine le monde et, du coup, la voix d'un certain nombre de peuples a du mal à se faire entendre." C'était un monde bipolaire.

     Au niveau économique il y a certes une puissance dominante mais dans la vie quotidienne, il y a plutôt plusieurs lieux de référence. Cela joue aussi pour notre Eglise, l'Eglise Catholique n'est plus au centre du monde. Hier après-midi, j'avais cinq heures de cours avec des jeunes qui sont étudiants et qui se préparent à devenir prêtres. J'ai interrogé leur thème d'année : "Le christianisme au milieu des religions du monde". Si au milieu signifie le fait que nous sommes dans le monde, d'accord. Si au milieu c'est au centre, alors c'est contestable. Cela ne veut pas dire que le christianisme n'a pas une place originale et très importante à jouer, mais il n'est pas au centre.

     Dans ce changement du monde, il y a le fait que nous sommes devant un unique système économique, ultra-libéral comme on dit, avec une logique financière qui gouverne le monde et avec une place prépondérante donnée à l'argent y compris dans les pays du tiers-monde. Je suis très frappé par le fait que, dans certains de ces pays, l'argent a pris une place qu'il n'occupait pas auparavant.

     J'ai été amené plusieurs fois à dire à des étudiants égyptiens : "Attention, vous avez des valeurs humaines d'hospitalité et de relations sociales sur lesquelles on voit déjà que certains d'entre vous sont prêts à passer parce que l'objectif est de gagner un maximum d'argent, quitte à écraser le voisin. Cela, ce n'était pas dans votre culture auparavant". Je prends exprès cet exemple qui n'est pas d'ici pour dire que cette place de l'argent est quand même une question qui est posée, spécialement à nous les chrétiens.

     Nous sommes dans une période de mondialisation mais nous sommes aussi dans une société de consommation qui risque de nous faire passer d'un certain humanisme qui marquait notre Occident au règne de la marchandise. En 1999, au sommet de Seattle, le slogan était "le monde n'est pas une marchandise". C'est une vraie question qui se pose à la société mondiale d'aujourd'hui "est-ce que tout peut s'acheter et se vendre ?" Non seulement les objets de consommation, mais dans le domaine du sport, dans le rapport à l'air, à l'eau, à la terre. Il y a là un défi et un appel qui nous sont posés.

     D'autre part, un certain nombre de relations qui structuraient ou qui structurent l'homme sont en train de bouger. Citons simplement le rapport au temps. C'est une banalité de dire que pour beaucoup de générations les plus jeunes aujourd'hui, le présent est le plus important. Or, dans notre tradition biblique et chrétienne, nous sommes structurés avec une mémoire du passé et l'annonce d'une promesse pour l'avenir dans le temps présent. Rappelez-vous la structure de l'anamnèse. Ce rapport au temps touche des choses profondes non seulement de notre vie quotidienne mais de notre foi.

     Le rapport à l'histoire a changé. J'appartiens à une génération où, quand nous étions étudiants, à travers certains textes du Concile ou l'encyclique de Paul VI "Populorum progressio", il nous était dit que nous allions vers plus d'humanisation, vers plus d'humanité, que les pays du tiers-monde allaient vers plus de liberté. Nous allions vers un monde meilleur, un monde plus fraternel. Il n'y avait aucune inquiétude à ce sujet, nous allions dans le sens d'un progrès continuel.

     Et puis, il y a eu des événements comme les génocides du Cambodge, du Rwanda. Nous nous sommes dit : "Eh bien, non l'homme ne va pas spontanément vers plus de liberté, plus de fraternité. Il y a la question du mal dans notre monde ". Du coup une question se pose à nous chrétiens, en particulier quand nous abordons le thème de l'Espérance : " Quand même, pour les chrétiens, l'histoire n'est-elle pas orientée vers la rencontre de toute l'humanité avec Dieu ?"

     On a abandonné un schéma messianique qui est très présent dans l'Apocalypse, repris ensuite par des philosophies de l'Histoire, y compris du marxisme, pour retourner à une conception cyclique de l'Histoire dont le christianisme était sorti. Qu'est-ce que cela veut dire pour nous chrétiens que l'Histoire ait un sens et quel sens ?

     Je pense aussi à la question posée au début du psaume 8 "Qu'est-ce que l'homme ?" C'est une question forte à laquelle nous sommes affrontés, pas seulement nous, les chrétiens, mais à laquelle il faut bien que nous les chrétiens nous apportions une réponse. Qu'est-ce que l'homme quand on voit les expérimentations possibles, quand on voit la difficulté de relier la recherche d'identité avec le rapport à l'autre. Nous remettons sur le chantier cette question et nous sommes appelés à y apporter des réponses.

     Enfin, nous vivons aujourd'hui dans un univers pluraliste, pluri-culturel et pluri-religieux. Autant autrefois, nous pouvions nous intéresser aux grandes traditions religieuses qui existaient au loin, autant aujourd'hui c'est dans le quotidien de vie de quartier, d'un lycée, d'une fac que nous rencontrons des gens d'autres traditions culturelles et religieuses, et pas seulement des gens qui viennent d'autres pays. Il y a 4 millions de musulmans en France et 2 millions sont de nationalité française.

     Cela change beaucoup par rapport à ce que nous vivions il y a trente ans. Cela pose la question de savoir quel est le vrai Dieu. Si toutes les religions se valent, si chacun peut aller vers Dieu sur son chemin, quel besoin avons-nous, nous chrétiens d'être témoins et de proposer la foi ou l'Evangile à d'autres aujourd'hui ?

     Après ces changements, je repère quatre ou cinq défis qui pourraient être repris dans les carrefours. Nous sommes toujours au début de ce 21ème siècle devant le défi des pauvretés et des injustices. Nous sommes toujours devant le défi de la paix. Nous sommes devant le défi de la violence dans la société dans laquelle nous vivons et devant la question du mal.

     Dans les années 70, quand j'étais étudiant cette question du mal n'était pas une question première. Mais des événements comme ceux du Cambodge et du Rwanda, mais aussi des drames plus proches de nous, nous font dire que cette question du mal est à l'œuvre dans le monde. En disant cela, je ne veux pas revenir aux discours chrétiens d'autrefois, mais on ne peut pas passer à côté de cette question.

     Il y a le défi de la convivialité : comment est-il possible de vivre ensemble en ayant des références, en appartenant à des traditions différentes ? A ce défi de la convivialité, est liée la question du pardon, posée plus fortement aujourd'hui qu'il y a 20 ans ou 25 ans. Est- il possible de se réconcilier, est-il possible de poser des gestes de pardon quand on vit des situations d'antagonisme, complètement bloquées, pour sortir d'un cycle de vengeance ou d'un cycle de haine. Il y a encore le défi d'une vraie réciprocité : est-ce que je rencontre l'autre non pas simplement par ce par quoi il me ressemble mais aussi dans sa différence irréductible ?

     Enfin, le défi de l'humanisation. Il est posé depuis le début de la Genèse : " Qu'as-tu fait de ton frère ? " Est-ce que ton frère est un être humain ? Vivons-nous dans un monde où nous travaillons à l'humanisation ou bien retombons-nous dans un certain fatalisme, en reconnaissant que ce monde est inhumain mais que nous ne pouvons pas faire autrement et qu'il faut attendre de vivre dans un autre monde ?

     A ces défis, nous chrétiens, nous n'avons pas de réponses immédiates mais nous avons quand même un trésor qui est celui de l'Evangile du Christ dans lequel nous sommes invités à puiser pour sortir du neuf et de l'ancien, pour répondre aux questions et aux inquiétudes de nos contemporains.


2 Invités à une attitude spirituelle

     Je voudrais maintenant mettre l'accent sur l'attitude spirituelle à laquelle il me semble que, nous chrétiens, nous sommes invités aujourd'hui. Cette attitude spirituelle, je voudrais la conjuguer avec quatre verbes : écouter, voir et contempler, discerner et aimer.

     * Ecouter. Je vous lis une phrase du Cardinal Billé à l'ouverture de l'Assemblée des Evêques à Lourdes en novembre 2000 : "Est-ce que l'on n'assiste pas à un anti-christianisme dans notre société ?... C'est bien cette société même qui nous est donnée à aimer. Nous ne cherchons pas à la fuir.... Mais nous nous savons appelés à porter sur elle le regard que le Christ portait sur les foules." 2

     Le Cardinal Billé ajoute "proposer la foi ou proposer l'Evangile est une attitude nouvelle peut-être moins discrète, moins enfouie qu'auparavant. Mais nous savons bien qu'il n'existe pas d'évangélisation sans dialogue. Nous ne pouvons pas apporter toutes les réponses avant d'avoir écouté les questions. Nous ne pouvons pas écouter seulement les questions pour lesquelles nous avons des réponses. Le dialogue à vivre d'ailleurs est au-delà du rapport entre les questions et les réponses. Il tient à ce qu'un même esprit est à l'œuvre chez l'évangélisateur et chez l'évangélisé. Le premier qui sait ce qu'il propose accepte aussi d'être converti par celui qui a bien voulu l'écouter."

     Ces paroles sont très fortes. Le Père Billé nous dit pourquoi sommes-nous engagés, nous chrétiens, dans cette attitude d'écoute. Ce n'est pas simplement pour être gentils, mais parce qu'un même Esprit est chez celui qui est porteur de la parole chrétienne et chez celui qui l'écoute. L'Apocalypse nous dit "Ecoutez ce que l'Esprit dit aux Eglises". Si nous voulons le faire, il nous faut peut-être aussi écouter ce que l'Esprit nous dit par nos contemporains. Voilà une illustration d'écouter. Ecouter avant de donner la réponse, écouter même les questions pour lesquelles nous n'avons pas de réponse et puis entrer dans ce jeu de l'écoute et de la parole.

     * Voir et contempler. Le Père Billé disait : "Nous nous savons appelés à porter sur elle [la société]le regard que le Christ portait sur les foules". Surtout dans ce temps de changement, nous sommes invités à voir ce qui bouge dans notre monde et pas seulement à voir ce qui ne va pas. Un évêque avec qui je travaillais disait "il faut voir les petites fleurs qui poussent sur les tas de fumier". Je veux bien ! Mais la question n'est pas d'avoir des lunettes noires ou des lunettes roses, ni de voir uniquement les petites fleurs sur les tas de fumier, C'est d'abord de porter un regard d'amour qui n'est pas un regard naïf ("tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil"). C'est aussi, plus profondément, voir ce qui est en train de naître.

     Là nous avons besoin les uns des autres. Nous les chrétiens, nous avons besoin, certainement, des autres pour voir quel monde est en train de surgir, quel homme est en train de naître. Dans sa lettre de Carême de 1947, le Cardinal Suhard écrit "le malaise présent n'est ni une maladie, ni une décadence du monde, c'est une crise de croissance. Moment capital que cette fragile et impétueuse adolescence. (…) Qu'est-ce qui meurt, qu'est-ce qui va vivre?."

     Je trouve ces deux questions intéressantes. Il les posait en 1947, mais on peut se les poser en 2002. Dans le monde où nous sommes qu'est-ce qui meurt ? mais qu'est-ce qui va vivre ? Le Cardinal Suhard ajoute "Il s'agit moins de dénombrer que de pressentir pour essayer de découvrir les lignes de ce qui est en train de croître aujourd'hui."

     Quand je suis revenu d'Egypte, il y a trois ans, j'ai été étonné parce que, reprenant pied dans l'Eglise de France, je n'entendais juger qu'en termes d'effectifs ; on disait "là il y a beaucoup de monde, là il n'y a pas beaucoup de jeunes". On ne parlait qu'en termes de nombre. Nous avons à nous aider à voir ce qui est en train de naître, de vivre. Je pense aux propos d'un jésuite indien "il faut savoir qu'aujourd'hui dans le monde, le plus grand nombre de Jésuites en formation, c'est en Inde." Cet homme, Michael Amaladoss, disait "lorsque nous partons en mission, notre tâche première, c'est la contemplation. Chercher à discerner la présence et l'action de la Parole et de l'Esprit."

     Aimer. Cela c'est une caractéristique de la foi chrétienne. Nous ne sommes pas les seuls à aimer dans le monde aujourd'hui. Mais relisez toute la première épître de St Jean : "Dieu esr Amour. Celui qui aime est né de Dieu. Comment celui qui n'aime pas son frère qu'il voit peut-il dire qu'il aime Dieu qu'il ne voit pas ?"

     Je prendrai l'exemple des Petites Soeurs de l'Assomption qui vivent à Suez (Egypte) depuis 52 ans, dans un quartier pauvre et y tiennent un dispensaire. Quelquefois il y a des moments tendus. Un chauffeur de taxi plutôt intégriste, lui, disait "Moi, je vous ai observées dans vos comportements. Vous êtes des gens de l'amour." En définitive au travers de tous nos discours, de toutes nos réflexions, ce qui est en jeu, c'est que nous aimions ceux et celles qui nous sont donnés par Dieu sur notre chemin.

     * Echange. Ecouter, voir, discerner, aimer... auquel j'ajou-terai le mot échange. La mission que nous avons à vivre les uns et les autres quel que soit le lieu où nous vivons, il nous faut la conjuguer avec le mot échange. Echange entre le chrétien que nous sommes et celui ou celle avec qui nous vivons, échanges entre les chrétiens que nous sommes ici en Occident et ceux d'autres univers. Echange cela veut dire que j'ai quelque chose à donner et à partager mais que j'ai aussi quelque chose à recevoir et à accueillir.

     Nous Français nous sommes très cartésiens. Pour nous, c'est souvent "ou bien…ou bien", ou bien je vais donner ou bien je vais recevoir, ou bien je vais parler ou bien je vais écouter. Il faut que nous transformions un peu notre manière de penser et que nous entrions dans une autre logique. Les conciles et la Tradition ne nous disent pas que le Christ est ou homme ou Dieu, il est et homme et Dieu. Il nous faut apprendre à conjuguer et l'écoute et la parole, et l'accueil et le don. Pour moi, l'échange c'est cela.

     Je suis invité à aller parler de l'Islam dans plusieurs lycées catholiques à Paris, chaque année. Souvent je commence ou je finis en disant aux lycéens : "Pour moi, il y a trois verbes à conjuguer ensemble dans la rencontre de l'autre : connaître, se connaître, se reconnaître." Connaître la tradition de l'autre. Se connaître, c'est-à-dire que tant que je ne connais pas quelqu'un en chair et en os qui appartient à une autre tradition, cela reste d'ordre intellectuel et j'aurai toujours des a priori sur le musulman, le marxiste, l'athée.

     A ce sujet, je vous raconte une histoire. La première année où j'enseignais à la fac de Suez, j'étais chargé de l'enseignement de la méthodologie du Français. Dans le premier cours, je demande aux étudiants : "Pourquoi vous avez voulu être professeurs ?" Pourquoi avez-vous choisi le Français ? "Question-bateau" d'un début d'année scolaire, un étudiant me dit "Monsieur, c'est la première fois qu'on nous pose une question où il n'y a pas la réponse dans le livre."

     Dans ce même groupe, quinze jours après, une jeune femme, étudiante, me dit : "Monsieur, est-ce que je peux vous poser une question ?" - "Oui" - Est-ce que vous priez ?" - "Oui " -Comment est-ce que vous priez ?" - "Je prie le matin avant de partir à la fac. Je connais en arabe le Notre Père, le Benedictus que j'aime bien, je lis un passage de l'Evangile." - Elle me répond: "Ecoutez, je ne pensais pas qu'un homme européen puisse prier." - "Pourquoi ?" -"Parce que pour moi, un Occidental, c'est un homme qui boit du whisky, qui a un pistolet et qui a plusieurs femmes." C'était l'image des films américains qui passent à la Télé égyptienne. Cela m'a fait beaucoup réfléchir. Elle, elle a changé son point de vue et je me suis dit que nous avions souvent le même type de raisonnement.

     Si je dis se reconnaître, c'est parce qu'il y a des différences. L'objectif n'est pas d'arriver au plus petit dénominateur commun mais de pouvoir admettre que s'il y a des terrains communs il y a aussi des différences. Se reconnaître c'est se dire que l'autre est, par exemple, Français et musulman, et moi je suis Français et chrétien. Il y aura, donc, une différence, mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas vivre ensemble.

     Nos frères aînés, prêtres de la Mission de France, avaient comme idéal la phrase de saint Paul "être Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs...". Moi quand j'étais en Egypte, je me suis rendu compte que je ne serai jamais Egyptien avec les Egyptiens. Même si j'ai fait des progrès dans la langue arabe, je sais très bien que je la prononce avec une manière qui n'est pas tout à fait égyptienne. La distance est là, mais en même temps ce dont je suis témoin dans ma vie, c'est que de vrais liens d'amitié se sont liés avec les Egyptiens non pas parce que je suis comme eux mais parce qu'à travers nos différences, et en gardant ces différences, un lien de fraternité est possible.

     Dans l'attitude spirituelle, il y a cette dimension d'échange et il y a aussi un déplacement intérieur. Il me semble que si nous voulons vraiment comprendre nos contemporains, ceux en France qui sont parfois de tradition différente de la nôtre ou les jeunes générations qui n'ont pas les mêmes schémas que les nôtres, cela suppose de faire une place à l'autre, y compris dans ce qu'il porte de spirituel. Autrement dit, le déplacement n'est pas seulement culturel, extérieur, mais spirituel. Si je rencontre vraiment l'autre qui est différent de moi, cela va me toucher aussi dans mon expérience spirituelle, dans mon expérience de foi. J'ai besoin de l'autre pour découvrir des aspects du mystère du Christ que je ne peux pas découvrir uniquement par moi-même.

     Je le dirai à différents niveaux. Si nous faisons, comme ce matin ici, ensemble partie d'une communauté chrétienne, ce n'est pas parce que nous sommes membres de la même association loi 1901. C'est non seulement pour recevoir la Parole de Dieu et communier au Corps et au Sang du Christ, mais c'est parce que j'ai la conviction que l'autre, frère chrétien, va me permettre de découvrir quelque chose du mystère du Christ que moi, je n'ai pas découvert par moi-même. C'est aussi vrai dans la relation aux autres communautés chrétiennes, mais je crois qu'on peut le dire aussi en vérité dans la rencontre d'une autre tradition religieuse qui peut me faire découvrir des dimensions du mystère chrétien que sans elle, je n'aurais pas découvertes.


3 Conduits au cœur du mystère de la foi

     Dans ce monde qui bouge, dans la rencontre de ceux qui ne pensent pas comme moi, je suis conduit au cœur du mystère de la foi. Je reprends l'expérience d'Emmaüs. Les deux disciples ont relu les Ecritures et ils font l'expérience de l'auberge. Ce Jésus de Nazareth qu'ils ont côtoyé, qu'ils avaient connu, ils le découvrent autrement, ils font l'expérience du Christ ressuscité.

     Autant je disais tout à l'heure que la rencontre de l'autre est importante et que les autres sont aussi porteurs de l'Esprit, autant je crois aussi que nous sommes ramenés à la figure de Jésus de Nazareth confessé comme Christ. De ce point de vue, nous les chrétiens, nous sommes porteurs de quelque chose de particulier, d'original, de spécifique dont les autres ne sont pas porteurs : nous sommes porteurs de ce que Dieu s'est révélé dans la vie, la mort et la résurrection d'un homme : Jésus de Nazareth. Le sens et les conséquences de l'incarnation sont à redécouvrir aujourd'hui : " Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous. ". La Parole de Dieu se dit dans un langage d'homme et Dieu s'est risqué dans notre histoire d'hommes pour se révéler. C'est ce qu'annonce la foi chrétienne. La chair est habitée par la présence de Dieu. Cela devrait pouvoir nous entraîner à une réflexion sur nos relations humaines, sur la place du corps. Le cœur de la foi chrétienne, pour reprendre un mot de Péguy, c'est le croisement du charnel et de spirituel. Jésus de Nazareth a vécu, a souffert et il a engagé l'existence même et le mystère de Dieu.

     Etre chrétien c'est une manière d'assumer notre condition d'homme. On n'est pas d'abord homme auquel on ajouterait un petit "plus" chrétien. D'une certaine manière c'est accepter que notre humanité individuelle et collective soit façonnée, orientée par le Christ, par l'Evangile. Etre chrétien, c'est, en référence au Christ, un style de vie.

     Autant il ne faut pas créer un parti politique chrétien, un syndicat d'avocats chrétien, autant je pense qu'il y a une manière chrétienne de vivre la relation à l'autre, de vivre dans une cité, de faire place aux marginaux, aux handicapés, aux vieux. Guy Coq dit qu' "il faut inscrire la foi dans la société", il s'agit que la foi ait un impact social, humain dans notre société. Le chrétien doit essayer de lier les deux questions qui nous sont posées dans la Bible : "Où est-il, ton Dieu ?" et "Qu'as-tu fait de ton frère ?" Etre chrétien c'est lier ces deux questions et dire je ne peux répondre à l'une que si je réponds à l'autre. Etre chrétien c'est placer sa vie sous la Parole de Dieu et dans l'écoute de l'Esprit, et ne pas le faire seul mais le faire avec d'autres.

     Cela engage un style de vie d'hommes et de femmes dans notre société. On voit que cela a des conséquences concrètes, le souci des pauvres et des étrangers. Le Pape et les évêques ont dit que l'attitude vis-à-vis de l'étranger est une clef pour notre comportement de chrétiens, la vigilance contre le mal et la lutte contre les effets du mal, la capacité à l'espérance et le souci du pardon et de la réconciliation.

     Bien sûr, être chrétien c'est vivre cette vie avec d'autres disciples et la dimension ecclésiale de notre foi est essentielle à la vie selon l'Evangile. Quand le Seigneur envoie les disciples en mission, c'est toujours deux par deux. Si vous prenez l'Histoire de l'Eglise vous rencontrez saint François d'Assise qui avait quelques frères pour faire la révolution évangélique qu'il a introduite au 13ème siècle. Ignace de Loyola, au 16°, a démarré avec cinq compagnons jésuites à Montmartre. C'est intéressant de noter que les retours évangéliques, dans l'Eglise, en phase avec leur temps ont toujours été portés par plusieurs frères ou sœurs.


4. Témoins de l'Espérance.

     Ce que j'ai dit auparavant n'est pas, je l'espère, hors sujet, ce ne sont pas des préalables pour en venir à l'Espérance. Pour les gens de ma génération, le mot témoignage a été rabougri, ratatiné. On met un petit témoignage au début d'une célébration, au début d'une séance de caté, au début d'une soirée. Mais si nous redécouvrons ce mot, nous nous apercevons que le mot témoin est un des titres donnés au Christ dans l'Apocalypse. Il est le "témoin fidèle". Le témoin fidèle de Dieu. Dans la langue grecque, le même mot "marturos" veut dire martyr ou témoin. C'est la même chose dans la langue arabe. Le témoin, pour reprendre les termes de l'Evangile de Jean, c'est celui qui dit ce qu'il a vu et entendu, au prix de sa vie. Il risque sa parole en jouant sa vie. Paul VI disait que notre époque n'a pas besoin de maîtres à penser mais qu'elle a besoin de témoins qui vivent ce qu'ils disent. Le seul témoin parfait c'est le Christ.

     L'Espérance chrétienne n'est pas une question d'optimisme. C'est en relation avec une promesse. Dieu, dans la Bible, est celui qui fait une promesse à l'homme, promesse d'un ciel nouveau, d'une terre nouvelle où la justice habitera (Esaïe). Cette promesse n'est pas simplement de l'ordre du futur mais elle commence à s'accomplir dès maintenant. Dès le début de l'Evangile de Marc (1,14) il nous est dit "Le temps est accompli, le règne de Dieu s'est approché. Convertissez-vous". Jésus dit à la Samaritaine :"l'heure vient, et c'est maintenant." (Jn 4)

     Autrement dit, la promesse que Dieu fait à l'homme d'être appelé à la vie, au bonheur, n'est pas pour demain, elle est pour aujourd'hui. Nous pouvons en avoir la certitude parce que c'est ce que le Christ annonce et qu'Il l'a vécu. Donc l'Espérance, c'est une promesse qui est faite et qui s'accomplit.
L'Espérance est à mettre en relation avec le mot confiance. Etre témoin de l'Espérance dans notre société aujourd'hui, c'est dire que nous pouvons avoir confiance parce que Dieu fait confiance à l'homme aujourd'hui. Pas seulement en paroles mais parce qu'il s'est engagé en personne dans notre histoire en Jésus de Nazareth et qu'il n'a pas abandonné Jésus au pouvoir de la mort, mais il l'a ressuscité.

     L'Espérance chrétienne n'est pas une espérance malgré la mort ou malgré la souffrance. Le poids de la souffrance humaine est là, les chrétiens n'ont pas la réponse à tout. Si nous sommes témoins de l'Espérance y compris dans des souffrances injustifiées, ce n'est pas parce que nous avons une réponse, c'est parce que nous pouvons dire que Jésus de Nazareth est passé par là. Nous pouvons faire confiance au sein même de l'épreuve parce que Dieu n'a pas laissé Jésus dans la souffrance et dans la mort, mais il l'a ressuscité.

     Autrement dit, la mort n'est pas le dernier mot de la vie individuelle de chaque personne, et le mal et le désespoir ne sont pas le dernier mot de la vie de notre humanité. Ce que je dis de la vie individuelle, je le dis aussi pour la vie de la société. Dieu s'est engagé et le mystère pascal est une clef de compréhension de notre monde. Bonhoeffer du fond de sa prison écrivait "Dieu nous fait savoir qu'il nous faut vivre en tant qu'hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne. Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde et ainsi seulement il est avec nous et nous aide." 3 

     Je mettrai aussi l'Espérance en relation avec une vision chrétienne de l'Histoire. Dieu e'est engagé dans l'Histoire. Il ne peut pas revenir là-dessus. Il y a un événement dans l'Histoire, celui de la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ qui fait qu'il y a un avant et un après. Dieu ne peut pas revenir sur la parole et l'engagement qu'il a pris vis-à-vis de l'humanité. Donc, nous chrétiens nous avons quelque chose à faire dans l'Histoire. Nous ne pouvons pas déserter le lieu qui est le lieu de la révélation de Dieu.

     Dans son journal, Etty Hillesum ose dire : "Finalement ce n'est pas moi qui ai besoin de Dieu, c'est Dieu qui a besoin de moi et de la manière dont je vais être présente dans ce camp, je vais y rendre Dieu présent". Dans la vie de Jésus et sur la croix, Dieu est remis entre nos mains.

     "Ce trésor nous le portons dans des vases d'argile pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous." ( Paul, 2 Co, 4,7) Si quelques-uns d'entre vous sont allés dans les oasis en Egypte, peut-être ont-ils vu ces poteries en terre cuite avec des tas de petits trous. On y place une bougie, à l'intérieur. Du coup, la lumière, au lieu d'être en un seul point ou d'aveugler, éclaire partout, à travers les petits trous de la poterie. Nous sommes cette poterie, c'est de la terre cuite, si vous laissez tomber, ça se casse, c'est fini. Mais en même temps la lumière de Dieu a besoin de cette poterie pour éclairer tous les endroits de la pièce. Etre témoins de l'Espérance, c'est être porteurs de cette confiance que Dieu met en l'homme.

     Pour illustrer cette attitude spirituelle, je citerai deux contemporains dans notre Eglise qui ne sont pas tout à fait situés de la même manière et qui pourtant sur le fond disent la même chose. Le premier c'est le Cardinal Joseph Ratzinger qui écrit : "Ce qu'il faut exiger, c'est le respect de la foi de l'autre et la disponibilité à rechercher dans les éléments étrangers que je rencontre, une vérité qui me concerne, qui peut me corriger et me mener plus loin. Ce qu'il faut exiger c'est, en outre, d'être prêts à éclater les étroitesses de ma compréhension de la vérité, à mieux me mettre à l'écoute de ce qui est mon bien propre en comprenant l'autre et en me laissant mettre sur la voie du Dieu plus grand dans la certitude que je n'ai jamais totalement en main la vérité sur Dieu et que devant la vérité je suis toujours un apprenti et qu'en marchant vers elle je suis toujours un pèlerin dont le chemin ne prendra jamais fin." 4

     Une autre figure de l'Eglise d'aujourd'hui, Timothy Radcliffe, maître général des dominicains, disait dans une interview au Monde "Je crois que la vérité a été révélée par Jésus Christ, mais je ne suis pas capable de comprendre à moi seul la vérité chrétienne. Je ne dis pas que la révélation est partielle, mais j'affirme que je ne peux pas entrer seul dans la totalité du mystère du Christ. Pour ce faire, j'ai besoin de l'autre. J'ai besoin d'entrer en dialogue avec mes frères juifs, avec les musulmans, avec les bouddhistes." et j'ajoute avec les agnostiques et les non-croyants en Dieu. 5 

     J'ai besoin de l'autre pour découvrir mieux ce qu'est l'Es-pérance chrétienne aujourd'hui.

     Je crois que notre monde a besoin de cette Espérance non pas envoyée du haut, non pas assénée comme une vérité, mais transmise humblement comme une lumière qui éclaire la route parfois chaotique de notre humanité.

Christophe Roucou,
prêtre de la Communauté Mission de France

   

1 Lettre aux catholiques de France,
   Proposer la Foi dans la société actuelle, 1996, éd. du Cerf   (retour texte)

2 Des temps nouveaux pour l'Evangile,
   Assemblée de Lourdes 2000, Centurion, Cerf, Mame, 2001, p 17
  (retour texte)

3 Dietrich Bonhoeffer, Résistance et Soumission,
   Labor et Fides,1963, p 162
  (retour texte)

4  J. Ratzinger, "L'unique alliance de Dieu et le pluralisme des religions",
    Le Cerf, 1999, p 92-93
  (retour texte)

5 Entretien avec Henri Tincq, "Le Monde", 17 avril 2001   (retour texte)

 

 

Extrait de la lettre aux catholiques de France
" Proposer la Foi dans la société actuelle "


    " Même si nous avons, en tant que chrétiens, à répondre d'une parole de vérité et de vie, nous n'en partageons pas moins la condition commune des hommes et des femmes de notre société. Voilà pourquoi la mission et la responsabilité qui nous sont confiées dans ce monde ne nous confèrent aucune prétention, et d'ailleurs aucun moyen, de le regarder de haut et comme de le surplomber.

     Nous voilà donc appelés à vérifier la nouveauté du don de Dieu, de l'intérieur même de notre foi vécue dans cette société incertaine qui est la nôtre.

     Nous voilà appelés à aller puiser nous-mêmes aux sources de notre foi le courage et l'espérance nécessaires pour faire face à nos responsabilités, sans crispation, ni ressentiment.

     Nous voilà appelés à proposer l'Evangile non pas comme un contre-projet culturel ou social, mais comme une puissance de renouvellement qui appelle les hommes, tout être humain, à une remontée aux sources de la vie.

     Pour le dire autrement, l'exigence de l'évangélisation se présente comme un appel que nous avons nous-mêmes à entendre, puisqu'il s'agit de chercher et de trouver dans l'Evangile et dans la personne du Christ, en communion avec l'Eglise, des points d'appui et des repères, qui puissent s'inscrire à la fois dans nos propres existences et dans les incertitudes de notre société. "

 

 
  Réagir à cette conférence