Lettre à Diognète
chap. 5-6 (auteur inconnu 2e siècle après J.C.)
" Les chrétiens ne
se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage,
ni par les vêtements. Ils n'habitent pas de villes qui leur
soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire,
leur genre de vie n'a rien de singulier. Ce n'est pas à l'imagination
ou aux rêveries d'esprits agités que leur doctrine
doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d'autres,
les champions d'une doctrine humaine. Ils se répartissent
dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu
à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour
les vêtements, la nourriture et la manière de vivre,
tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales
de leur république spirituelle.
Ils résident chacun dans sa
propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés.
Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent
toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère
leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère.
Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils
n'abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la
même table, mais non la même couche.
Ils sont dans la chair, mais ne vivent
pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont
citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies
et leur manière de vivre l'emporte en perfection sur les
lois.
Ils aiment tous les hommes et tous
les persécutent. On les méconnaît, on les condamne
; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres
et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent
en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris
ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés.
On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent.
Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des
scélérats. Châtiés, ils sont dans la
joie comme s'ils naissaient à la vie. Les juifs leur font
la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés
par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire
la cause de leur haine.
En un mot, ce que l'âme est dans
le corps, les chrétiens le sont dans le monde. "
Présentation par Catherine
de Lafarge
Je vais vous présenter Christophe
Roucou. Prêtre de la Mission de France, il a été
ordonné en 1980, il a une Maîtrise d'Histoire et une
Maîtrise de théologie. Il a fait sa formation de prêtre
dans les GFU (groupes de formation universitaire) parce qu'il voulait
se préparer à être prêtre sans être
séparé de ses camarades étudiants qui menaient
une vie d'étude et d'engagement.
C'est là qu'il va rencontrer
les prêtres de la Mission de France dont la vocation et la
mission première sont de vivre avec ceux qui sont loin de
l'Eglise et ne partagent pas la foi chrétienne. Cela rejoint
son désir de vivre comme disciple du Christ avec tout le
monde. Il s'engage donc à la Mission de France pour trois
années de formation puis répond à un appel
de partir en pays arabe après son ordination.
Deux années à Rome vont
lui permettre d'apprendre l'Arabe et de plonger dans la découverte
de cette langue, de son histoire, de la culture et des fondements
de l'Islam, à la fois communauté et foi. Puis, c'est
un premier séjour en Egypte de quatre années, d'abord
au Caire puis à Suez, comme professeur de Français.
Il y vit un ministère d'amitié, de fraternité
et de dialogue Le petit groupe qu'il forme avec d'autres prêtres
de la Mission de France se nomme les "frères du chemin"
pour signifier que leur but est de devenir frères de ceux
que Dieu met sur leur chemin.
Obligé de revenir en France en
juin 87, il interrompt donc ce chemin en pays arabe pour quelques
années. Christophe Roucou prend alors la responsabilité
du Séminaire de la Mission de France pendant cinq ans. Il
y met en valeur auprès des séminaristes une théologie
de la Mission. En 94, il reprend le chemin de l'Egypte et de la
Fac de Suez.
Depuis trois ans, de retour en France,
il a pris la responsabilité de la formation à la Mission
de France ouverte également aux laïcs : c'est l'Ecole
pour la Mission. Son expérience l'a conduit à exprimer
la conviction que la Mission est une aventure de la foi qui amène
à cheminer vers l'autre, à apprendre sa langue, sa
culture pour le rencontrer et partager avec lui. Il dit lui-même
que dans sa vie et son ministère, la mission se conjugue
avec rencontre, dialogue, chemin parcouru ensemble, gratuité,
fraternité, suite du Christ, accueil des signes de l'Esprit,
mission vécue sous le signe d'Emmaüs et du puits de
Jacob.
Exposé de Christophe Roucou
Je suis heureux d'être avec
vous ce matin. Je vais essayer de fournir quelques éléments
de réflexion. J'ai deux petits points d'attache avec Châtenay-Malabry
: par ma famille, je connaissais Ste Bathilde et il se trouve que
le sujet de ma maîtrise d'Histoire est " Les origines
de la Jeunesse Etudiante en France ", sous la direction d'Henri-Irénée
Marrou qui n'ahbitait pas loin d'ici.
" Dans un monde et une société en mutation,
être des témoins d'Espérance, est-ce possible
et comment ? "
Introduction : les chrétiens : des pélerins
d'espérance dans un monde où tout bouge !
* Nous sommes appelés comme
chrétiens à être des témoins de l'Espérance
dans un monde où tout bouge. J'aurai l'occasion d'y
revenir.
Les évêques de France,
dans la lettre qu'ils nous ont envoyée en 1996 faisaient
cette remarque : "La crise que traverse l'Eglise aujourd'hui
est due dans une large mesure, à la répercussion dans
l'Eglise elle-même et dans la vie de ses membres d'un ensemble
de mutations sociales et culturelles, rapides, profondes et qui
ont une dimension mondiale. Nous sommes en train de changer de monde
et de société. Un monde s'efface, un autre est en
train d'émerger sans qu'existe aucun modèle pré-établi
pour sa construction." 1
Nous sommes en train de changer
de monde et de société. C'est la raison pour laquelle
je dis que " tout bouge ". Ce n'est pas simplement parce
que cela se dit à chaque époque, pas seulement parce
que nous vivons un changement de millénaire ou un changement
de siècle, mais parce que nous sommes dans une grosse période
de mutation. Dans ce monde qui bouge nous n'avons pas encore de
modèle pour construire le nouveau monde. Nous sommes donc
sur un terrain où nous avançons un peu à tâtons.
· Le Concile Vatican II et
le Pape Paul VI ont repris une vieille image dans la tradition de
l'Eglise : celle qui présente les chrétiens comme
des pèlerins. Comme le dit l'Epître à Diognète,
comme des étrangers domiciliés, c'est-à-dire
qui sont là mais sans y être complètement.
· L'image du pèlerinage
est intéressante. Paul VI l'a utilisée, Jean-Paul
II la reprend en disant qu'avec les autres hommes, nous sommes des
pèlerins de la vérité sur cette terre. Cela
fait écho avec un texte que nous n'avons pas fini de découvrir
et qui dit bien quelque chose de notre condition de chrétiens
aujourd'hui, le texte d'Emmaüs (chapitre 24 de l'Evangile de
Luc).
· Ce texte est intéressant
à relire pour voir comment il dit quelque chose de notre
condition de chrétiens. Pour moi, il résume les quatre
premières années de ma vie en Egypte : nous marchons
avec d'autres hommes aujourd'hui, un peu comme ces deux hommes sur
le chemin d'Emmaüs, nous sommes quelquefois marqués
par l'incertitude, marqués par l'inquiétude, marqués
par la désespérance. Et puis en avançant sur
le chemin, nous sommes rejoints par le Christ qui est souvent pour
beaucoup de nos contemporains et quelquefois pour nous-mêmes,
un inconnu.
Petit à petit, en marchant, en
relisant l'Ecriture nous comprenons ce qui est en jeu dans le monde
d'aujourd'hui. Ce que j'aime bien aussi dans ce chemin d'Emmaüs,
c'est qu'il faut le prendre dans sa totalité. Il y a la "longue
marche", alors qu'au-jourd'hui des gens voudraient aller très
vite pour annoncer le Christ.
Peut-être a-t-on été
trop timide à d'autres époques, mais il ne faut pas
oublier qu'on ne peut pas réduire ce temps de la marche et
de l'apprivoisement avec l'homme d'aujourd'hui si nous voulons partager
l'espérance qui nous est donnée. Il y aussi la halte
à l'auberge, c'est ce que nous vivons concrètement
ce matin : la rencontre du Christ dans le moment sacramentel.
Le récit ne s'arrête pas
à l'auberge d'Emmaüs. Le Christ est parti le premier
de cette auberge. Ensuite, cette rencontre du Christ fait que les
deux pèlerins "reviennent en arrière", pourrait-on
dire ; mais non, ils changent leur route pour aller retrouver les
autres et partager l'expérience de foi qu'ils ont faite.
Notre condition de chrétiens dans le monde d'aujourd'hui
est vraiment, me semble-t-il, d'être des pèlerins comme
ces deux hommes d'Emmaüs.
* Quand on fréquente des
moins de trente ans aujourd'hui, on se pose la question : "Mais
finalement qu'est-ce que c'est être chrétien dans la
société d'aujourd'hui ? " Nous savons des
choses par le catéchisme, par la tradition. Mais être
chrétien est-ce être un homme ou une femme sur lequel
on va mettre une petite pincée d'Evangile ? En Orient, pour
les fêtes, on fait souvent des gâteaux pleins de sucre
glace ; dès que vous mangez tout tombe par terre ! Si c'est
cela le christianisme dans notre vie, alors il n'en reste plus grand
chose.
Peut-être qu'être chrétien
ce n'est pas rajouter un petit supplément d'âme ou
un peu de spiritualité sur notre condition d'homme ou de
femme, mais c'est plutôt une manière d'être homme
ou femme dans la société d'aujourd'hui. C'est peut-être
cela que nos contemporains attendent de manière confuse.
Pour finir, le mot "espérance" qui figure dans
le titre et dont nous sommes porteurs, comment en parler aujourd'hui
?
Si je vous ai proposé la lecture
de l'Epître à Diognète, c'est parce que ce texte
vieux de dix-huit siècles, nous l'avons lu avec des étudiants
à la session nationale de la Mission Etudiante à Cergy-Pontoise,
fin août. Nous travaillions sur les Actes des Apôtres
et différents documents étaient proposés pour
des temps d'atelier. A la fin des temps d'atelier, il leur a été
demandé : " dans les différents documents sur
la Mission de l'Eglise que vous avez lus, lesquels retenez-vous,
lesquels vous parlent aujourd'hui ? "
Beaucoup d'étudiants ont choisi
ce texte-là. Donc ce texte qui a dix-huit siècles
parle à des jeunes d'aujourd'hui. Notre appartenance chrétienne
ne nous donne pas une langue propre. Nous n'avons pas une langue
sacrée, nous n'avons pas des nourritures interdites (en disant
cela je ne juge ni les juifs ni les musulmans, mais je crois qu'il
faut reconnaître une différence). Nous n'avons pas
de dialecte extraordinaire. Nous n'avons pas une manière
de nous habiller qui nous soit propre. Comme dit le texte, nous
nous sentons à l'aise dans toute ville et dans toute patrie
et en même temps nous relevons d'une patrie et d'une république
spirituelle. Cela signifie, comme le disait St Jean, que, les disciples
ne sont pas du monde mais ils sont dans le monde.
A dix-huit siècles d'intervalle,
on pourrait rapprocher ce texte du début du texte du Concile
Vatican II "Gaudium et Spes" qui dit : "Les joies
et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce
temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi
les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples
du Christ." (§ 1)
Autrement dit, d'une certaine manière,
nous ne sommes pas différents des autres et pourtant nous
avons une différence. Mais cette différence n'est
pas de l'ordre d'une langue, elle n'est pas de l'ordre d'un vêtement,
elle n'est pas de l'ordre de l'habitat sur un territoire particulier.
Nous allons essayer de voir de quel ordre est cette originalité
chrétienne dont nous avons à vivre aujourd'hui.
1 - Un monde et une société où tout bouge
Je voudrais repérer quelques
éléments du changement d'époque que nous vivons
et des défis ou des questions qui nous sont posés
à nous comme chrétiens.
Nous sommes vraiment à un changement
d'époque. Ayant eu la chance de passer deux fois de l'Egypte
à la France et de la France à l'Egypte, je peux dire
qu'en Egypte on vit dans une société religieuse où
Dieu est au fondement de la société et est aussi la
clef de voûte de la société. 99,9% des Egyptiens,
qu'ils soient chrétiens ou musulmans croient en Dieu. C'est
un univers où tout est organisé de cette manière-là
Dans la France de 2002 dans laquelle nous
vivons ce n'est plus le cas. Il y a eu la société
traditionnelle et religieuse ensuite grosso modo on est passé
(du 16ème siècle au 20ème siècle) à
l'époque de la modernité où ce n'était
plus qui Dieu était au centre de la société
mais c'était l'homme. Aujourd'hui, la question suivante se
pose à nous :"Qu'est-ce qui est au centre de la société
aujourd'hui ? " J'aurais tendance à répondre
: ce n'est certainement pas Dieu et il y a des moments où
nous pouvons nous demander si l'homme est encore au centre des préoccupations
de notre société.
Nous vivons tous en 2002 et en même
temps nous vivons ici en France avec des représentations
du monde, des conceptions de Dieu qui sont de différentes
époques. Nous ne fonctionnons pas tous avec la même
compréhension du monde. C'est cela qui rend si difficile
parfois la compréhension entre musulmans et chrétiens.
Il y a des questions de religion, mais il y a aussi beaucoup de
questions de culture. Nous ne fonctionnons pas tous avec la même
image du monde, avec les mêmes schémas, avec la même
conception de Dieu.
Nous vivons tous en 2002 mais en quelque
sorte avec des schémas de compréhension du monde qui
ne sont pas de la même époque. C'est ce qui rend parfois
difficile la rencontre parce que les uns sont encore dans un univers
religieux et que les autres, comme nous, sont dans ce qu'on appelle
la post-modernité. Parfois nous nous parlons mais nous ne
nous rencontrons pas. A l'intérieur de nous-mêmes cohabitent
également des représentations différentes.
Un évêque disait l'autre
jour "Quand même, j'espère qu'on va revenir à
une époque où à 18 ans quelqu'un s'engage au
Séminaire pour devenir prêtre. " J'ai souri parce
que nous pouvons faire ce rêve, mais cela me semble être
de la nostalgie et ne pas prendre en compte la manière dont
un jeune adulte se construit dans les difficultés d'aujourd'hui.
Je n'interdis pas à un jeune de 18 ans de rentrer au Séminaire,
quoique, lorsque j'étais responsable de Séminaire,
je n'aurais pas accueilli à 18 ans tout de suite.
Quelquefois, nous avons la nostalgie de
ce qui se faisait autrefois : "Autrefois, ça marchait
bien. Avant, le repas était pris en famille tous les jours,
deux fois par jour, c'était important. " Je crois que
la question qui nous est posée aujourd'hui n'est pas de revenir
au passé mais comment dans les conditions qui nous sont faites
aujourd'hui, nous pouvons vivre la fraternité humaine, comment
nous pouvons vivre un engagement, une décision ? Certainement
pas de la manière dont on le faisait autrefois.
Les grands spécialistes disent
que nous passons d'un monde bipolaire à un monde multipolaire.
Plusieurs fois en Egypte des jeunes m'ont dit : "Autrefois,
dans l'équilibre mondial, il y avait les Etats-Unis d'un
côté et l'URSS de l'autre. Aujourd'hui il n'y a plus
qu'une puissance qui domine le monde et, du coup, la voix d'un certain
nombre de peuples a du mal à se faire entendre." C'était
un monde bipolaire.
Au niveau économique il y a certes
une puissance dominante mais dans la vie quotidienne, il y a plutôt
plusieurs lieux de référence. Cela joue aussi pour
notre Eglise, l'Eglise Catholique n'est plus au centre du monde.
Hier après-midi, j'avais cinq heures de cours avec des jeunes
qui sont étudiants et qui se préparent à devenir
prêtres. J'ai interrogé leur thème d'année
: "Le christianisme au milieu des religions du monde".
Si au milieu signifie le fait que nous sommes dans le monde, d'accord.
Si au milieu c'est au centre, alors c'est contestable. Cela ne veut
pas dire que le christianisme n'a pas une place originale et très
importante à jouer, mais il n'est pas au centre.
Dans ce changement du monde, il y a le
fait que nous sommes devant un unique système économique,
ultra-libéral comme on dit, avec une logique financière
qui gouverne le monde et avec une place prépondérante
donnée à l'argent y compris dans les pays du tiers-monde.
Je suis très frappé par le fait que, dans certains
de ces pays, l'argent a pris une place qu'il n'occupait pas auparavant.
J'ai été amené plusieurs
fois à dire à des étudiants égyptiens
: "Attention, vous avez des valeurs humaines d'hospitalité
et de relations sociales sur lesquelles on voit déjà
que certains d'entre vous sont prêts à passer parce
que l'objectif est de gagner un maximum d'argent, quitte à
écraser le voisin. Cela, ce n'était pas dans votre
culture auparavant". Je prends exprès cet exemple qui
n'est pas d'ici pour dire que cette place de l'argent est quand
même une question qui est posée, spécialement
à nous les chrétiens.
Nous sommes dans une période de
mondialisation mais nous sommes aussi dans une société
de consommation qui risque de nous faire passer d'un certain humanisme
qui marquait notre Occident au règne de la marchandise. En
1999, au sommet de Seattle, le slogan était "le monde
n'est pas une marchandise". C'est une vraie question qui se
pose à la société mondiale d'aujourd'hui "est-ce
que tout peut s'acheter et se vendre ?" Non seulement les objets
de consommation, mais dans le domaine du sport, dans le rapport
à l'air, à l'eau, à la terre. Il y a là
un défi et un appel qui nous sont posés.
D'autre part, un certain nombre de
relations qui structuraient ou qui structurent l'homme sont en train
de bouger. Citons simplement le rapport au temps. C'est une
banalité de dire que pour beaucoup de générations
les plus jeunes aujourd'hui, le présent est le plus important.
Or, dans notre tradition biblique et chrétienne, nous sommes
structurés avec une mémoire du passé et l'annonce
d'une promesse pour l'avenir dans le temps présent. Rappelez-vous
la structure de l'anamnèse. Ce rapport au temps touche des
choses profondes non seulement de notre vie quotidienne mais de
notre foi.
Le rapport à l'histoire a changé.
J'appartiens à une génération où, quand
nous étions étudiants, à travers certains textes
du Concile ou l'encyclique de Paul VI "Populorum progressio",
il nous était dit que nous allions vers plus d'humanisation,
vers plus d'humanité, que les pays du tiers-monde allaient
vers plus de liberté. Nous allions vers un monde meilleur,
un monde plus fraternel. Il n'y avait aucune inquiétude à
ce sujet, nous allions dans le sens d'un progrès continuel.
Et puis, il y a eu des événements
comme les génocides du Cambodge, du Rwanda. Nous nous sommes
dit : "Eh bien, non l'homme ne va pas spontanément vers
plus de liberté, plus de fraternité. Il y a la question
du mal dans notre monde ". Du coup une question se pose à
nous chrétiens, en particulier quand nous abordons le thème
de l'Espérance : " Quand même, pour les chrétiens,
l'histoire n'est-elle pas orientée vers la rencontre de toute
l'humanité avec Dieu ?"
On a abandonné un schéma
messianique qui est très présent dans l'Apocalypse,
repris ensuite par des philosophies de l'Histoire, y compris du
marxisme, pour retourner à une conception cyclique de l'Histoire
dont le christianisme était sorti. Qu'est-ce que cela veut
dire pour nous chrétiens que l'Histoire ait un sens et quel
sens ?
Je pense aussi à la question posée
au début du psaume 8 "Qu'est-ce que l'homme ?"
C'est une question forte à laquelle nous sommes affrontés,
pas seulement nous, les chrétiens, mais à laquelle
il faut bien que nous les chrétiens nous apportions une réponse.
Qu'est-ce que l'homme quand on voit les expérimentations
possibles, quand on voit la difficulté de relier la recherche
d'identité avec le rapport à l'autre. Nous remettons
sur le chantier cette question et nous sommes appelés à
y apporter des réponses.
Enfin, nous vivons aujourd'hui dans un
univers pluraliste, pluri-culturel et pluri-religieux. Autant autrefois,
nous pouvions nous intéresser aux grandes traditions religieuses
qui existaient au loin, autant aujourd'hui c'est dans le quotidien
de vie de quartier, d'un lycée, d'une fac que nous rencontrons
des gens d'autres traditions culturelles et religieuses, et pas
seulement des gens qui viennent d'autres pays. Il y a 4 millions
de musulmans en France et 2 millions sont de nationalité
française.
Cela change beaucoup par rapport à
ce que nous vivions il y a trente ans. Cela pose la question de
savoir quel est le vrai Dieu. Si toutes les religions se valent,
si chacun peut aller vers Dieu sur son chemin, quel besoin avons-nous,
nous chrétiens d'être témoins et de proposer
la foi ou l'Evangile à d'autres aujourd'hui ?
Après ces changements, je repère
quatre ou cinq défis qui pourraient être repris dans
les carrefours. Nous sommes toujours au début de ce 21ème
siècle devant le défi des pauvretés et des
injustices. Nous sommes toujours devant le défi de la paix.
Nous sommes devant le défi de la violence dans la société
dans laquelle nous vivons et devant la question du mal.
Dans les années 70, quand j'étais
étudiant cette question du mal n'était pas une question
première. Mais des événements comme ceux du
Cambodge et du Rwanda, mais aussi des drames plus proches de nous,
nous font dire que cette question du mal est à l'œuvre dans
le monde. En disant cela, je ne veux pas revenir aux discours chrétiens
d'autrefois, mais on ne peut pas passer à côté
de cette question.
Il y a le défi de la convivialité
: comment est-il possible de vivre ensemble en ayant des références,
en appartenant à des traditions différentes ? A ce
défi de la convivialité, est liée la question
du pardon, posée plus fortement aujourd'hui qu'il y a 20
ans ou 25 ans. Est- il possible de se réconcilier, est-il
possible de poser des gestes de pardon quand on vit des situations
d'antagonisme, complètement bloquées, pour sortir
d'un cycle de vengeance ou d'un cycle de haine. Il y a encore le
défi d'une vraie réciprocité : est-ce que je
rencontre l'autre non pas simplement par ce par quoi il me ressemble
mais aussi dans sa différence irréductible ?
Enfin, le défi de l'humanisation.
Il est posé depuis le début de la Genèse :
" Qu'as-tu fait de ton frère ? " Est-ce que ton
frère est un être humain ? Vivons-nous dans un monde
où nous travaillons à l'humanisation ou bien retombons-nous
dans un certain fatalisme, en reconnaissant que ce monde est inhumain
mais que nous ne pouvons pas faire autrement et qu'il faut attendre
de vivre dans un autre monde ?
A ces défis, nous chrétiens,
nous n'avons pas de réponses immédiates mais nous
avons quand même un trésor qui est celui de l'Evangile
du Christ dans lequel nous sommes invités à puiser
pour sortir du neuf et de l'ancien, pour répondre aux questions
et aux inquiétudes de nos contemporains.
2 Invités à une attitude spirituelle
Je voudrais maintenant mettre l'accent
sur l'attitude spirituelle à laquelle il me semble que, nous
chrétiens, nous sommes invités aujourd'hui. Cette
attitude spirituelle, je voudrais la conjuguer avec quatre verbes
: écouter, voir et contempler, discerner et aimer.
* Ecouter. Je vous lis une phrase
du Cardinal Billé à l'ouverture de l'Assemblée
des Evêques à Lourdes en novembre 2000 : "Est-ce
que l'on n'assiste pas à un anti-christianisme dans notre
société ?... C'est bien cette société
même qui nous est donnée à aimer. Nous ne cherchons
pas à la fuir.... Mais nous nous savons appelés à
porter sur elle le regard que le Christ portait sur les foules."
2
Le Cardinal Billé ajoute "proposer
la foi ou proposer l'Evangile est une attitude nouvelle peut-être
moins discrète, moins enfouie qu'auparavant. Mais nous savons
bien qu'il n'existe pas d'évangélisation sans dialogue.
Nous ne pouvons pas apporter toutes les réponses avant d'avoir
écouté les questions. Nous ne pouvons pas écouter
seulement les questions pour lesquelles nous avons des réponses.
Le dialogue à vivre d'ailleurs est au-delà du rapport
entre les questions et les réponses. Il tient à ce
qu'un même esprit est à l'œuvre chez l'évangélisateur
et chez l'évangélisé. Le premier qui sait ce
qu'il propose accepte aussi d'être converti par celui qui
a bien voulu l'écouter."
Ces paroles sont très fortes. Le
Père Billé nous dit pourquoi sommes-nous engagés,
nous chrétiens, dans cette attitude d'écoute. Ce n'est
pas simplement pour être gentils, mais parce qu'un même
Esprit est chez celui qui est porteur de la parole chrétienne
et chez celui qui l'écoute. L'Apocalypse nous dit "Ecoutez
ce que l'Esprit dit aux Eglises". Si nous voulons le faire,
il nous faut peut-être aussi écouter ce que l'Esprit
nous dit par nos contemporains. Voilà une illustration d'écouter.
Ecouter avant de donner la réponse, écouter même
les questions pour lesquelles nous n'avons pas de réponse
et puis entrer dans ce jeu de l'écoute et de la parole.
* Voir et contempler. Le
Père Billé disait : "Nous nous savons appelés
à porter sur elle [la société]le regard que
le Christ portait sur les foules". Surtout dans ce temps de
changement, nous sommes invités à voir ce qui bouge
dans notre monde et pas seulement à voir ce qui ne va pas.
Un évêque avec qui je travaillais disait "il faut
voir les petites fleurs qui poussent sur les tas de fumier".
Je veux bien ! Mais la question n'est pas d'avoir des lunettes noires
ou des lunettes roses, ni de voir uniquement les petites fleurs
sur les tas de fumier, C'est d'abord de porter un regard d'amour
qui n'est pas un regard naïf ("tout le monde, il est beau,
tout le monde, il est gentil"). C'est aussi, plus profondément,
voir ce qui est en train de naître.
Là nous avons besoin les uns des
autres. Nous les chrétiens, nous avons besoin, certainement,
des autres pour voir quel monde est en train de surgir, quel homme
est en train de naître. Dans sa lettre de Carême de
1947, le Cardinal Suhard écrit "le malaise présent
n'est ni une maladie, ni une décadence du monde, c'est une
crise de croissance. Moment capital que cette fragile et impétueuse
adolescence. (…) Qu'est-ce qui meurt, qu'est-ce qui va vivre?."
Je trouve ces deux questions intéressantes.
Il les posait en 1947, mais on peut se les poser en 2002. Dans le
monde où nous sommes qu'est-ce qui meurt ? mais qu'est-ce
qui va vivre ? Le Cardinal Suhard ajoute "Il s'agit moins
de dénombrer que de pressentir pour essayer de découvrir
les lignes de ce qui est en train de croître aujourd'hui."
Quand je suis revenu d'Egypte, il
y a trois ans, j'ai été étonné parce
que, reprenant pied dans l'Eglise de France, je n'entendais juger
qu'en termes d'effectifs ; on disait "là il y a beaucoup
de monde, là il n'y a pas beaucoup de jeunes". On ne
parlait qu'en termes de nombre. Nous avons à nous aider à
voir ce qui est en train de naître, de vivre. Je pense aux
propos d'un jésuite indien "il faut savoir qu'aujourd'hui
dans le monde, le plus grand nombre de Jésuites en formation,
c'est en Inde." Cet homme, Michael Amaladoss, disait "lorsque
nous partons en mission, notre tâche première, c'est
la contemplation. Chercher à discerner la présence
et l'action de la Parole et de l'Esprit."
Aimer. Cela c'est une caractéristique
de la foi chrétienne. Nous ne sommes pas les seuls à
aimer dans le monde aujourd'hui. Mais relisez toute la première
épître de St Jean : "Dieu esr Amour. Celui
qui aime est né de Dieu. Comment celui qui n'aime pas son
frère qu'il voit peut-il dire qu'il aime Dieu qu'il ne voit
pas ?"
Je prendrai l'exemple des Petites Soeurs
de l'Assomption qui vivent à Suez (Egypte) depuis 52 ans,
dans un quartier pauvre et y tiennent un dispensaire. Quelquefois
il y a des moments tendus. Un chauffeur de taxi plutôt intégriste,
lui, disait "Moi, je vous ai observées dans vos comportements.
Vous êtes des gens de l'amour." En définitive
au travers de tous nos discours, de toutes nos réflexions,
ce qui est en jeu, c'est que nous aimions ceux et celles qui nous
sont donnés par Dieu sur notre chemin.
* Echange. Ecouter, voir, discerner,
aimer... auquel j'ajou-terai le mot échange. La mission que
nous avons à vivre les uns et les autres quel que soit le
lieu où nous vivons, il nous faut la conjuguer avec le mot
échange. Echange entre le chrétien que nous sommes
et celui ou celle avec qui nous vivons, échanges entre les
chrétiens que nous sommes ici en Occident et ceux d'autres
univers. Echange cela veut dire que j'ai quelque chose à
donner et à partager mais que j'ai aussi quelque chose à
recevoir et à accueillir.
Nous Français nous sommes très
cartésiens. Pour nous, c'est souvent "ou bien…ou bien",
ou bien je vais donner ou bien je vais recevoir, ou bien je vais
parler ou bien je vais écouter. Il faut que nous transformions
un peu notre manière de penser et que nous entrions dans
une autre logique. Les conciles et la Tradition ne nous disent pas
que le Christ est ou homme ou Dieu, il est et homme et
Dieu. Il nous faut apprendre à conjuguer et l'écoute
et la parole, et l'accueil et le don. Pour moi, l'échange
c'est cela.
Je suis invité à aller parler
de l'Islam dans plusieurs lycées catholiques à Paris,
chaque année. Souvent je commence ou je finis en disant aux
lycéens : "Pour moi, il y a trois verbes à conjuguer
ensemble dans la rencontre de l'autre : connaître, se connaître,
se reconnaître." Connaître la tradition de
l'autre. Se connaître, c'est-à-dire que tant que je
ne connais pas quelqu'un en chair et en os qui appartient à
une autre tradition, cela reste d'ordre intellectuel et j'aurai
toujours des a priori sur le musulman, le marxiste, l'athée.
A ce sujet, je vous raconte une histoire.
La première année où j'enseignais à
la fac de Suez, j'étais chargé de l'enseignement de
la méthodologie du Français. Dans le premier cours,
je demande aux étudiants : "Pourquoi vous avez voulu
être professeurs ?" Pourquoi avez-vous choisi le Français
? "Question-bateau" d'un début d'année scolaire,
un étudiant me dit "Monsieur, c'est la première
fois qu'on nous pose une question où il n'y a pas la réponse
dans le livre."
Dans ce même groupe, quinze jours
après, une jeune femme, étudiante, me dit : "Monsieur,
est-ce que je peux vous poser une question ?" - "Oui"
- Est-ce que vous priez ?" - "Oui " -Comment est-ce
que vous priez ?" - "Je prie le matin avant de partir
à la fac. Je connais en arabe le Notre Père, le Benedictus
que j'aime bien, je lis un passage de l'Evangile." - Elle me
répond: "Ecoutez, je ne pensais pas qu'un homme européen
puisse prier." - "Pourquoi ?" -"Parce que pour
moi, un Occidental, c'est un homme qui boit du whisky, qui a un
pistolet et qui a plusieurs femmes." C'était l'image
des films américains qui passent à la Télé
égyptienne. Cela m'a fait beaucoup réfléchir.
Elle, elle a changé son point de vue et je me suis dit que
nous avions souvent le même type de raisonnement.
Si je dis se reconnaître, c'est
parce qu'il y a des différences. L'objectif n'est pas d'arriver
au plus petit dénominateur commun mais de pouvoir admettre
que s'il y a des terrains communs il y a aussi des différences.
Se reconnaître c'est se dire que l'autre est, par exemple,
Français et musulman, et moi je suis Français et chrétien.
Il y aura, donc, une différence, mais cela ne veut pas dire
que nous ne pouvons pas vivre ensemble.
Nos frères aînés,
prêtres de la Mission de France, avaient comme idéal
la phrase de saint Paul "être Juif avec les Juifs, Grec
avec les Grecs...". Moi quand j'étais en Egypte, je
me suis rendu compte que je ne serai jamais Egyptien avec les Egyptiens.
Même si j'ai fait des progrès dans la langue arabe,
je sais très bien que je la prononce avec une manière
qui n'est pas tout à fait égyptienne. La distance
est là, mais en même temps ce dont je suis témoin
dans ma vie, c'est que de vrais liens d'amitié se sont liés
avec les Egyptiens non pas parce que je suis comme eux mais parce
qu'à travers nos différences, et en gardant ces différences,
un lien de fraternité est possible.
Dans l'attitude spirituelle, il y a cette
dimension d'échange et il y a aussi un déplacement
intérieur. Il me semble que si nous voulons vraiment
comprendre nos contemporains, ceux en France qui sont parfois de
tradition différente de la nôtre ou les jeunes générations
qui n'ont pas les mêmes schémas que les nôtres,
cela suppose de faire une place à l'autre, y compris
dans ce qu'il porte de spirituel. Autrement dit, le déplacement
n'est pas seulement culturel, extérieur, mais spirituel.
Si je rencontre vraiment l'autre qui est différent de moi,
cela va me toucher aussi dans mon expérience spirituelle,
dans mon expérience de foi. J'ai besoin de l'autre pour découvrir
des aspects du mystère du Christ que je ne peux pas découvrir
uniquement par moi-même.
Je le dirai à différents
niveaux. Si nous faisons, comme ce matin ici, ensemble partie d'une
communauté chrétienne, ce n'est pas parce que nous
sommes membres de la même association loi 1901. C'est non
seulement pour recevoir la Parole de Dieu et communier au Corps
et au Sang du Christ, mais c'est parce que j'ai la conviction que
l'autre, frère chrétien, va me permettre de découvrir
quelque chose du mystère du Christ que moi, je n'ai pas découvert
par moi-même. C'est aussi vrai dans la relation aux autres
communautés chrétiennes, mais je crois qu'on peut
le dire aussi en vérité dans la rencontre d'une autre
tradition religieuse qui peut me faire découvrir des dimensions
du mystère chrétien que sans elle, je n'aurais pas
découvertes.
3 Conduits au cœur du mystère de la foi
Dans ce monde qui bouge, dans la
rencontre de ceux qui ne pensent pas comme moi, je suis conduit
au cœur du mystère de la foi. Je reprends l'expérience
d'Emmaüs. Les deux disciples ont relu les Ecritures et ils
font l'expérience de l'auberge. Ce Jésus de Nazareth
qu'ils ont côtoyé, qu'ils avaient connu, ils le découvrent
autrement, ils font l'expérience du Christ ressuscité.
Autant je disais tout à l'heure
que la rencontre de l'autre est importante et que les autres sont
aussi porteurs de l'Esprit, autant je crois aussi que nous sommes
ramenés à la figure de Jésus de Nazareth confessé
comme Christ. De ce point de vue, nous les chrétiens, nous
sommes porteurs de quelque chose de particulier, d'original, de
spécifique dont les autres ne sont pas porteurs : nous sommes
porteurs de ce que Dieu s'est révélé dans la
vie, la mort et la résurrection d'un homme : Jésus
de Nazareth. Le sens et les conséquences de l'incarnation
sont à redécouvrir aujourd'hui : " Le Verbe
s'est fait chair et il a habité parmi nous. ". La Parole
de Dieu se dit dans un langage d'homme et Dieu s'est risqué
dans notre histoire d'hommes pour se révéler. C'est
ce qu'annonce la foi chrétienne. La chair est habitée
par la présence de Dieu. Cela devrait pouvoir nous entraîner
à une réflexion sur nos relations humaines, sur la
place du corps. Le cœur de la foi chrétienne, pour reprendre
un mot de Péguy, c'est le croisement du charnel et de spirituel.
Jésus de Nazareth a vécu, a souffert et il a engagé
l'existence même et le mystère de Dieu.
Etre chrétien c'est une manière
d'assumer notre condition d'homme. On n'est pas d'abord homme auquel
on ajouterait un petit "plus" chrétien. D'une certaine
manière c'est accepter que notre humanité individuelle
et collective soit façonnée, orientée par le
Christ, par l'Evangile. Etre chrétien, c'est, en référence
au Christ, un style de vie.
Autant il ne faut pas créer un
parti politique chrétien, un syndicat d'avocats chrétien,
autant je pense qu'il y a une manière chrétienne de
vivre la relation à l'autre, de vivre dans une cité,
de faire place aux marginaux, aux handicapés, aux vieux.
Guy Coq dit qu' "il faut inscrire la foi dans la société",
il s'agit que la foi ait un impact social, humain dans notre société.
Le chrétien doit essayer de lier les deux questions qui nous
sont posées dans la Bible : "Où est-il, ton Dieu
?" et "Qu'as-tu fait de ton frère ?" Etre
chrétien c'est lier ces deux questions et dire je ne peux
répondre à l'une que si je réponds à
l'autre. Etre chrétien c'est placer sa vie sous la Parole
de Dieu et dans l'écoute de l'Esprit, et ne pas le faire
seul mais le faire avec d'autres.
Cela engage un style de vie d'hommes et
de femmes dans notre société. On voit que cela a des
conséquences concrètes, le souci des pauvres et des
étrangers. Le Pape et les évêques ont dit que
l'attitude vis-à-vis de l'étranger est une clef pour
notre comportement de chrétiens, la vigilance contre le mal
et la lutte contre les effets du mal, la capacité à
l'espérance et le souci du pardon et de la réconciliation.
Bien sûr, être chrétien
c'est vivre cette vie avec d'autres disciples et la dimension
ecclésiale de notre foi est essentielle à la vie selon
l'Evangile. Quand le Seigneur envoie les disciples en mission, c'est
toujours deux par deux. Si vous prenez l'Histoire de l'Eglise vous
rencontrez saint François d'Assise qui avait quelques frères
pour faire la révolution évangélique qu'il
a introduite au 13ème siècle. Ignace de Loyola, au
16°, a démarré avec cinq compagnons jésuites
à Montmartre. C'est intéressant de noter que les retours
évangéliques, dans l'Eglise, en phase avec leur temps
ont toujours été portés par plusieurs frères
ou sœurs.
4. Témoins de l'Espérance.
Ce que j'ai dit auparavant n'est
pas, je l'espère, hors sujet, ce ne sont pas des préalables
pour en venir à l'Espérance. Pour les gens de ma génération,
le mot témoignage a été rabougri, ratatiné.
On met un petit témoignage au début d'une célébration,
au début d'une séance de caté, au début
d'une soirée. Mais si nous redécouvrons ce mot, nous
nous apercevons que le mot témoin est un des titres donnés
au Christ dans l'Apocalypse. Il est le "témoin fidèle".
Le témoin fidèle de Dieu. Dans la langue grecque,
le même mot "marturos" veut dire martyr ou témoin.
C'est la même chose dans la langue arabe. Le témoin,
pour reprendre les termes de l'Evangile de Jean, c'est celui qui
dit ce qu'il a vu et entendu, au prix de sa vie. Il risque sa parole
en jouant sa vie. Paul VI disait que notre époque n'a pas
besoin de maîtres à penser mais qu'elle a besoin de
témoins qui vivent ce qu'ils disent. Le seul témoin
parfait c'est le Christ.
L'Espérance chrétienne n'est
pas une question d'optimisme. C'est en relation avec une promesse.
Dieu, dans la Bible, est celui qui fait une promesse à l'homme,
promesse d'un ciel nouveau, d'une terre nouvelle où la justice
habitera (Esaïe). Cette promesse n'est pas simplement de l'ordre
du futur mais elle commence à s'accomplir dès maintenant.
Dès le début de l'Evangile de Marc (1,14) il nous
est dit "Le temps est accompli, le règne de Dieu s'est
approché. Convertissez-vous". Jésus dit à
la Samaritaine :"l'heure vient, et c'est maintenant."
(Jn 4)
Autrement dit, la promesse que Dieu
fait à l'homme d'être appelé à la vie,
au bonheur, n'est pas pour demain, elle est pour aujourd'hui. Nous
pouvons en avoir la certitude parce que c'est ce que le Christ annonce
et qu'Il l'a vécu. Donc l'Espérance, c'est une promesse
qui est faite et qui s'accomplit.
L'Espérance est à mettre en relation avec le mot confiance.
Etre témoin de l'Espérance dans notre société
aujourd'hui, c'est dire que nous pouvons avoir confiance parce que
Dieu fait confiance à l'homme aujourd'hui. Pas seulement
en paroles mais parce qu'il s'est engagé en personne dans
notre histoire en Jésus de Nazareth et qu'il n'a pas abandonné
Jésus au pouvoir de la mort, mais il l'a ressuscité.
L'Espérance chrétienne n'est
pas une espérance malgré la mort ou malgré
la souffrance. Le poids de la souffrance humaine est là,
les chrétiens n'ont pas la réponse à tout.
Si nous sommes témoins de l'Espérance y compris dans
des souffrances injustifiées, ce n'est pas parce que nous
avons une réponse, c'est parce que nous pouvons dire que
Jésus de Nazareth est passé par là. Nous pouvons
faire confiance au sein même de l'épreuve parce que
Dieu n'a pas laissé Jésus dans la souffrance et dans
la mort, mais il l'a ressuscité.
Autrement dit, la mort n'est pas le dernier
mot de la vie individuelle de chaque personne, et le mal et le désespoir
ne sont pas le dernier mot de la vie de notre humanité. Ce
que je dis de la vie individuelle, je le dis aussi pour la vie de
la société. Dieu s'est engagé et le mystère
pascal est une clef de compréhension de notre monde. Bonhoeffer
du fond de sa prison écrivait "Dieu nous fait savoir
qu'il nous faut vivre en tant qu'hommes qui parviennent à
vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne.
Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde est celui devant qui
nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons
sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur
la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde et ainsi seulement
il est avec nous et nous aide." 3
Je mettrai aussi l'Espérance en
relation avec une vision chrétienne de l'Histoire. Dieu e'est
engagé dans l'Histoire. Il ne peut pas revenir là-dessus.
Il y a un événement dans l'Histoire, celui de la vie,
la mort et la résurrection de Jésus-Christ qui fait
qu'il y a un avant et un après. Dieu ne peut pas revenir
sur la parole et l'engagement qu'il a pris vis-à-vis de l'humanité.
Donc, nous chrétiens nous avons quelque chose à faire
dans l'Histoire. Nous ne pouvons pas déserter le lieu qui
est le lieu de la révélation de Dieu.
Dans son journal, Etty Hillesum ose dire
: "Finalement ce n'est pas moi qui ai besoin de Dieu, c'est
Dieu qui a besoin de moi et de la manière dont je vais être
présente dans ce camp, je vais y rendre Dieu présent".
Dans la vie de Jésus et sur la croix, Dieu est remis entre
nos mains.
"Ce trésor nous le portons
dans des vases d'argile pour que cette incomparable puissance soit
de Dieu et non de nous." ( Paul, 2 Co, 4,7) Si quelques-uns
d'entre vous sont allés dans les oasis en Egypte, peut-être
ont-ils vu ces poteries en terre cuite avec des tas de petits trous.
On y place une bougie, à l'intérieur. Du coup, la
lumière, au lieu d'être en un seul point ou d'aveugler,
éclaire partout, à travers les petits trous de la
poterie. Nous sommes cette poterie, c'est de la terre cuite, si
vous laissez tomber, ça se casse, c'est fini. Mais en même
temps la lumière de Dieu a besoin de cette poterie pour éclairer
tous les endroits de la pièce. Etre témoins de l'Espérance,
c'est être porteurs de cette confiance que Dieu met en l'homme.
Pour illustrer cette attitude spirituelle,
je citerai deux contemporains dans notre Eglise qui ne sont pas
tout à fait situés de la même manière
et qui pourtant sur le fond disent la même chose. Le premier
c'est le Cardinal Joseph Ratzinger qui écrit : "Ce
qu'il faut exiger, c'est le respect de la foi de l'autre et la disponibilité
à rechercher dans les éléments étrangers
que je rencontre, une vérité qui me concerne, qui
peut me corriger et me mener plus loin. Ce qu'il faut exiger c'est,
en outre, d'être prêts à éclater les étroitesses
de ma compréhension de la vérité, à
mieux me mettre à l'écoute de ce qui est mon bien
propre en comprenant l'autre et en me laissant mettre sur la voie
du Dieu plus grand dans la certitude que je n'ai jamais totalement
en main la vérité sur Dieu et que devant la vérité
je suis toujours un apprenti et qu'en marchant vers elle je suis
toujours un pèlerin dont le chemin ne prendra jamais fin."
4
Une autre figure de l'Eglise d'aujourd'hui,
Timothy Radcliffe, maître général des dominicains,
disait dans une interview au Monde "Je crois que la vérité
a été révélée par Jésus
Christ, mais je ne suis pas capable de comprendre à moi seul
la vérité chrétienne. Je ne dis pas que la
révélation est partielle, mais j'affirme que je ne
peux pas entrer seul dans la totalité du mystère du
Christ. Pour ce faire, j'ai besoin de l'autre. J'ai besoin d'entrer
en dialogue avec mes frères juifs, avec les musulmans, avec
les bouddhistes." et j'ajoute avec les agnostiques et les
non-croyants en Dieu. 5
J'ai besoin de l'autre pour découvrir
mieux ce qu'est l'Es-pérance chrétienne aujourd'hui.
Je crois que notre monde a besoin de cette
Espérance non pas envoyée du haut, non pas assénée
comme une vérité, mais transmise humblement comme
une lumière qui éclaire la route parfois chaotique
de notre humanité.
Christophe Roucou,
prêtre de la Communauté Mission de France
1 Lettre aux
catholiques de France,
Proposer la Foi dans
la société actuelle, 1996, éd. du Cerf
(retour texte)
2 Des temps
nouveaux pour l'Evangile,
Assemblée de Lourdes 2000, Centurion, Cerf,
Mame, 2001, p 17
(retour texte)
3 Dietrich
Bonhoeffer, Résistance et Soumission,
Labor et Fides,1963, p 162
(retour texte)
4 J. Ratzinger,
"L'unique alliance de Dieu et le pluralisme des religions",
Le Cerf, 1999, p 92-93
(retour texte)
5 Entretien avec
Henri Tincq, "Le Monde", 17 avril 2001
(retour texte)
Extrait
de la lettre aux catholiques de France
" Proposer la Foi dans la société actuelle "
" Même si nous avons, en tant
que chrétiens, à répondre d'une parole de vérité
et de vie, nous n'en partageons pas moins la condition commune des
hommes et des femmes de notre société. Voilà
pourquoi la mission et la responsabilité qui nous sont confiées
dans ce monde ne nous confèrent aucune prétention,
et d'ailleurs aucun moyen, de le regarder de haut et comme de le
surplomber.
Nous voilà donc appelés
à vérifier la nouveauté du don de Dieu, de
l'intérieur même de notre foi vécue dans cette
société incertaine qui est la nôtre.
Nous voilà appelés à
aller puiser nous-mêmes aux sources de notre foi le courage
et l'espérance nécessaires pour faire face à
nos responsabilités, sans crispation, ni ressentiment.
Nous voilà appelés à
proposer l'Evangile non pas comme un contre-projet culturel ou social,
mais comme une puissance de renouvellement qui appelle les hommes,
tout être humain, à une remontée aux sources
de la vie.
Pour le dire autrement, l'exigence de
l'évangélisation se présente comme un appel
que nous avons nous-mêmes à entendre, puisqu'il s'agit
de chercher et de trouver dans l'Evangile et dans la personne du
Christ, en communion avec l'Eglise, des points d'appui et des repères,
qui puissent s'inscrire à la fois dans nos propres existences
et dans les incertitudes de notre société. "