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Conférences 2003

 
 
Les Pélerins d'Emmaüs
 
 
Père Pierre-Jean DUMENIL
 
 
14 mai 2003 
 
     
 

 

Lecture de St Luc 24, (13-35) les disciples d'Emmaüs

     Il me semble important d'entendre le texte jusqu'au bout car effectivement ce texte est d'abord un cheminement. Comment faire l'expérience du Ressuscité ? Comment passer à un accueil de ce don, de cette présence du Ressuscité ? C'est un peu l'itinéraire d'une rencontre à parcourir pour reconnaître cette présence. on va donc essayer de prendre le texte dans son ensemble, de ne pas l'arrêter à un moment. Essayer d'être témoins d'espérance dans un monde qui bouge. J'essaierai d'éclairer comment concrètement des hommes et des femmes peuvent être acteurs dans ce chemin de la vie.


1 - Ils font route

     L'idée du chemin. Faire route et converser. Je trouve que ces mots-là ont une grande importance . Ils me renvoient à la vie, à notre histoire, aux événements de notre vie. On pourrait évoquer toutes les réalités, tout ce qui fait le matériau de nos dialogues dans la vie. Tout ce qui arrive en famille, dans le quartier, dans une vie professionnelle, donc une vie mêlée, telle qu'elle est, dans laquelle on ne voit pas forcément clair. On a bien une vague opinion, mais elle se façonne peu à peu au fil des rencontres.

     En préparant j'ai pensé à une femme qui a neuf enfants. Il y a quelques années, il y a eu un projet gouvernemental de supprimer les allocations familiales. Vous imaginez la colère de cette femme. Elle dit : "Je pose le fer à repasser, je prends le téléphone et j'explose." C'est la standardiste qui reçoit
cette colère et qui lui dit "Moi, je ne peux rien pour vous !" Elle va quand même chercher ses enfants à l'école et là elle rencontre une amie avec laquelle elle parle de tout cela. Et puis, il y a une autre amie, veuve depuis un mois et qui lui dit "Moi, ce n'est plus tout à fait ma question !" Bref toutes ces conversations sont mêlées, ce n'est pas forcément clair dans sa tête, ni dans celle des autres et finalement elle découvre aux informations du soir une autre manière de lire cet événement. Au fil du temps je crois qu'elle rédigera quatre lettres à la Caisse d'Allocations Familiales. Elle les déchirera systématiquement au fil des conversations. C'est le genre de "ils marchaient et conversaient entre eux."

      Ce qui me passionne dans ce texte c'est qu'au milieu de ces conversations, Jésus en personne s'approche et fait route avec eux. Je trouve que rien que cela, on pourrait le contempler très longtemps. Il faut même commencer par contempler cette présence discrète de Jésus à nos vies d'hommes. Il n'y a pas d'à-priori, il y a même un état de gratuité de Jésus, un intérêt à la vie des hommes, gratuit.

      Je ne le lis pas comme une infirmité, ni comme un péché. Cette présence mystérieuse de Dieu à la vie des hommes ne se laisse pas voir comme cela. Cette présence est discrète. Il va falloir toute une marche et c'est peut-être ce qui aidera ces hommes à ouvrir une perspective. Donc un Dieu qui nous rejoint au coeur même de ce qui fait nos vies, ce qui est le coeur même de nos vies sur notre chemin.

      Paul Beauchamp dans son livre sur les psaumes écrit ceci : "Pourquoi parler de chemin s'il s'agit d'entrer directement dans la vie éternelle ? On parlerait plutôt pour cela d'un saut dans l'absolu. Mais on parle de chemin parce que pour aller vers Dieu, il faut toujours passer par des actions de ce monde, des gestes de la vie quotidienne, des rencontres terrestres. En désirant Dieu nous désirons toujours en même temps ce qui nous conduit vers Dieu. Si le Christ est venu sur terre, si Dieu s'est fait homme dans ce monde, nous n'allons pas nous envoler pour le trouver et si nous prétendions le faire,
nous mentirions à nous-mêmes. Il y a dans ce monde, des lieux différents pour chacun et que chacun doit traverser, des visages à rencontrer, des tâches complexes et généralement assez difficiles. Tout cela forme le chemin. Nous n'y avançons que si notre cœur y est."

     C'est bien toutes ces rencontres, ces difficultés, ces conversations, c'est cela qui nous fixe le chemin. C'est là que se joue la rencontre puisque c'est Dieu lui-même qui vient et qui s'approche, car c'est lui qui s'approche. Donc ce terrain de la vie, ce temps de la vie, c'est bien le temps de Dieu. Notre temps dans ce monde qui bouge, c'est le temps de Dieu. Cette société bouleversée dans laquelle nous sommes est, au regard de la foi chrétienne, le temps de Dieu.

      Un discours pessimiste sur "tout fout le camp, rien ne va plus, les jeunes n'ont plus de repères, on fait n'importe quoi, il n'y a plus personne dans les églises, il n'y a plus de vraies religieuses ni de vrais prêtres, ni de vrais chrétiens, " ce discours-là ne peut pas être chrétien.

2 - Jésus questionne

     Il y a un deuxième temps dans notre texte. Jésus sort de la discrétion. Il leur dit "Quels sont donc ces propos que vous échangez en marchant ?" L'effet premier de cette question, c'est qu'ils s'arrêtent. Cela a dû leur couper les jambes, il y a quelque chose dans cette question qui les met en situation d'arrêt, à tel point qu'ils sont obligés de reprendre une deuxième fois la question. Ils sont invités là à passer à un autre stade de la conversation. Ils sont invités à faire le récit de ces événements qu'ils viennent de vivre.

      Ce n'est pas du tout la même chose quand il est dans nos vies l'occasion de raconter, c'est à dire de lier des événements ensemble et de leur donner un sens. C'est cela que Jésus les invite à faire. Il les invite à poser un discours un peu construit sur les événements qu'ils vivent. Ce n'est pas du tout la même chose que ces conversations au fil du temps, au fil de la vie. Ils sont invités à prendre la parole, à raconter. Et c'est un véritable chemin d'humanisation qui leur est proposé là. Prendre la parole, c'est grandir en humanité.

      Nous vivons immergés dans des événements, des situations, des réalités. Ce sont eux qui nous façonnent et arriver à dire ce que nous vivons, à le raconter, c'est déjà prendre un peu de distance et de recul. Même si leur parole va finalement être assez enfermante car ils racontent ce qu'ils ont dans leur tête, dans leur mentalité, comment ils voient les événements.

      Apparemment c'est quand même un premier démarrage pour prendre un peu de recul par rapport aux événements. Dans ce récit des événements il y a déjà des paroles d'autres qui viennent le croiser : "il y a des femmes qui ont dit que". Donc parler, s'expliquer, réfléchir, travailler un certain nombre de questions, me semble-t-il, c'est important pour arriver à un peu plus d'espérance.

      Cela m'a fait penser à une femme qui au moment des discussions sur le PACS, nous avait écrit un peu comme un cri qu'elle poussait par rapport à tout ce qui avait été dit, une lettre où simplement elle rappelait que elle et son fils homosexuel n'ont jamais été mentionnés.

      Cette femme dit à un certain moment "j'ai décidé de l'aimer et après le décès de mon mari je me suis ouverte à un prêtre qui m'a accueillie. Pas de réponse au pourquoi, seulement accepter et ne pas en parler. Un autre prêtre ami m'a tenu à peu près le même langage. Je n'attendais pas de réponse, mais une écoute vraie et non de dire de se taire". Et un peu plus loin elle ajoute : "j'ai lu, beaucoup lu au sujet de l'homosexualité. J'ai approfondi ma foi par des formations de laïcs dans un groupe." Et là, elle a appris à parler. "Tout ce vécu, ces recherches, ces doutes rendent ma foi bien chaotique, mais je tiens bon. Car dans ce domaine que nous venons de partager, nous, les mères, les parents, chrétiens, nous avons le devoir de nous exprimer." Voilà comment une parole essaie de se construire face à des événements. Cela ne se fait pas sans travail, sans réflexion, sans discernement, même si c'est à l'intérieur de nos schémas et de nos cadres. Arriver à les nommer permet quand même d'avancer. Cette deuxième étape me semble très importante pour aller plus loin et y voir clair.

      J'ai pensé aussi à ce médecin dans un hôpital en soins palliatifs où il y a des pratiques un peu "d'euthanasie". Face à cela, il y a une espèce de malaise parmi l'équipe soignante. Ils n'arrivent pas à en parler. Grâce à leur demande, j'ai expliqué à ces soignants que je ne disposais pas de solutions toutes faites, mais que s'ils le souhaitaient, nous pouvions créer un groupe de réflexion sur ce sujet.

      Ainsi sont nées des rencontres ouvertes à tous les soignants intéressés qui étaient tenues très tard en soirée afin de permettre au personnel de nuit d'y participer. L'infirmière générale a encouragé ce mouvement en autorisant les soignants à récupérer en temps libre le temps qu'ils passaient à ces réunions.

      Donc organiser une parole qui permette de prendre un peu de recul, d'analyser, d'y voir plus clair, c'est, me semble-t-il, la deuxième étape de notre texte qui permet déjà un temps de respiration.

3. Troisième étape de cette espérance.

     Je lie ensemble l'homélie de Jésus, la relecture de l'événement à la lumière de la Parole de Dieu et le geste posé de l'Eucharistie.

     "Notre partage en équipe, dit Bénédicte, a été parfois éprouvant, mais vrai et vécu dans une confiance qui a grandi. Il m'invite à croire de plus en plus que l'espérance n'est possible que dans la durée et la maturation. Je crois qu'accepter de résister en disant la vérité, et en posant chaque jour sa pierre au cœur d'événements incertains dont on n'a pas la seule maîtrise, a un sens et contribue à ouvrir des brèches porteuses d'avenir. J'ai beaucoup pensé au délai de trois jours entre la mort et la résurrection du Christ. Le Christ ne s'impose pas dans sa résurrection, il ne fait pas l'impasse dans son passage de la mort, il vient nous accompagner dans notre cheminement, dans son passage de la mort à la vie." C'est une enseignante qui a vécu une année particulièrement difficile et qui a pu le partager avec d'autres pour y voir un peu plus clair et qui y fait l'expérience de la rencontre avec le Ressuscité.

     Je crois que c'est dans ce temps-là qu'il nous est proposé d'aller au bout et de nommer l'espérance. L'espérance chrétienne, ce n'est pas que la solution est trouvée, c'est que quelqu'un a ouvert une brèche et que ce quelqu'un est vivant. L'Espérance en termes chrétiens, c'est Quelqu'un qui est vivant et qui ouvre un chemin, pas d'une manière spectaculaire, pas une auto-route. Quelquefois c'est un tout petit sentier, ce n'est pas grand chose, mais c'est Quelqu'un qui ouvre le chemin.

     Il nous faut mettre un nom sur tout ce qui nous fait courir. Souvent nous parlons en termes de valeurs, de messages, mais il faut aller jusqu'au nom du Christ. L'espérance est donc un don qui nous est fait, en travaillant l'Ecriture et aussi en célébrant. Quelqu'un qui a ouvert une brèche, là se joue quelque chose d'important dans les passages d'un espoir à l'Espérance chrétienne. C'est Quelqu'un qui vient lui-même ouvrir le chemin, ce n'est pas nous simplement qui ouvrons l'avenir. Là, grâce à l'écoute de la Parole et aussi à l'Eucharistie, nous pouvons vérifier que ce chemin se fait bien au nom de Quelqu'un qui vient lui-même ouvrir le chemin. Il faut laisser le Christ agir dans le Sacrement et dans sa parole.

4. Un dialogue où se joue l'Espérance

     Enfin j'aime bien dans cette dernière étape du texte, que ces disciples qui ont été un peu retournés, reviennent vers les autres. Et là se joue aussi un dialogue. On s'attend à ce qu'ils annoncent ce qu'ils ont découvert. Or c'est les autres qui leur annoncent : "il est vivant, il est ressuscité !" C'est donc dans ce jeu de dialogues, dans cette mission vécue comme un dialogue, comme une révélation mutuelle les uns aux autres que peut aussi se jouer l'Espérance.

     Yvette Chabert, théologienne de Lyon dit : "Il y a quelques années, nous aurions pu nous contenter de ces petites fleurs, des petites miettes d'espérance, des petites miettes de bonheur, des petites miettes de solidarité, alors que nous rêvions un peu du grand soir, alors que nous confondions espérance et progrès de l'Histoire. Il a fallu la chute d'un mur, il a fallu la perte de vitesse de pas mal de nos utopies, il a fallu Hiroshima et très récemment Sarajevo et la guerre d'Algérie pour comprendre que l'Espérance n'était pas à confondre avec le progrès de l'Histoire. C'est toute une conversion que nous avons à vivre". J'ai envie d'évoquer Michel qui disait lors d'une révision de vie : "avant nous bâtissions avec des pierres, aujourd'hui nous bâtissons en fait, avec des petits grains de poussière, mais la poussière a transformé nos mentalités de conquérants en mentalité de serviteurs. J'accepte la poussière, elle m'apprend peut-être, la vraie espérance".

     Donc une Espérance qui est d'abord un chemin, espérance qui est dans ce temps parce qu'il est le temps de Dieu. C'est ce qui fonde ce qu'on appelle le parti-pris d'espérance. Une espérance qui commence à se découvrir quand on prend un peu de recul, que face à des événements on peut repérer les marges de manoeuvres qui nous sont possibles. Peut-être pas grand chose, mais nous avons toujours un espace pour agir, pour faire quelque chose. L'Espérance, c'est aussi quelqu'un qui vient à nous et qu'on rencontre, quelqu'un de vivant qui se livre, qui nous nourrit. Et enfin, l'Espérance c'est bien d'être avec d'autres sur ce chemin et se la révéler les uns aux autres. Il y a toujours à recevoir. Donner et recevoir, une logique qui n'est pas toujours si simple.

     Pour terminer, permettez-moi de vous lire ce texte : "Chercher Dieu en toutes choses : Te chercher en toutes choses, c'est éprouver que la plupart ne te cherchent pas, qu'ils n'ont nul intérêt pour cette quête, qu'ils sont occupés ailleurs. Partager cet ailleurs, l'entendre, le découvrir, c'est découvrir d'autres manières de vivre, de penser, de croire. Te chercher là, c'est me laisser dérouter, suivre des voies nouvelles, parcourir des chemins inconnnus parce que ignorés. Te chercher, c'est vivre le labeur humain qui désire que l'homme soit un peu plus homme, c'est partager le désir de briser la violence permanente qui ne cesse de déchirer le corps de l'humanité, à côté de moi, en moi, très loin de moi, partout, depuis toujours. C'est alors découvrir secrètement dans la veille amoureuse que tu as connu cette violence, que tu t'es exposé et qu'en ce lieu repose une nouvelle à accueillir jour après jour."

     Il me semble que c'est bien de cette espérance-là qu'il est question dans le texte d'Emmaüs et peut-être qu'elle nous est précieuse dans le temps qu'il nous est donné à vivre et aussi bien dans l'Eglise que dans ce monde.

     Xavier Thévenot termine un de ses livres sur les disciples d'Emmaüs en disant : "En définitive, le Dieu discret qui se révèle à Emmaüs, c'est un Dieu qui marche avec moi au lieu d'exiger que je me prosterne devant lui, qui s'entretient avec moi au lieu de m'envoûter, qui me met en question au lieu de tout approuver, qui m'explique sa parole au lieu de se murer dans un silence infini et hautain, qui permet l'ouverture de mes yeux au lieu de les aveugler par son éclat, qui me sépare de Lui afin de m'ouvrir à autrui. Au lieu de prétendre me suffire, un tel Dieu me fait vivre."

Débats

Intervention du Père Duménil

J'avais lu un jour ce passage : "Le Dieu de la Bible n'est pas un Dieu qui planifie et dessine lui-même l'Histoire jusque dans ses moindres détails, mais qui, pour ainsi dire, regarde comment les hommes font leur histoire et déploient assez d'inventivité pour faire grandir son Alliance avec l'homme dans l'Histoire".

     Cela m'avait beaucoup intéressé et rapproché de ce "Jésus en personne s'approche et fait route". C'est-à-dire un Dieu qui va regarder comment les hommes font l'histoire. C'est nous qui sommes responsables de notre Histoire à la fois personnelle et collective. C'est notre travail et Dieu développe une inventivité pour que son Alliance réussisse à l'intérieur de cette histoire.

     Donc il y a non seulement un regard, mais un accompagnement de cette histoire. C'est quand même cela qui fonde notre conviction et notre parti-pris d'espérance, que ce soit dans les enfants, dans les petits-enfants ou dans l'avenir. Ce n'est pas parce que cela ira mieux demain, mais c'est bien que nous ne serons pas livrés à nous-mêmes. Quelqu'un nous accompagne sur cette route et le fait d'une manière amoureuse. Il ne dirige pas nos pas à notre place, mais en même temps, il sait accompagner pour que quelque chose de son Alliance puisse quand même réussir au coeur de cette histoire. Cela lui demande une gymnastique intellectuelle pour inventer chaque fois quelque chose de neuf, pour que ça réussisse.

     Pour moi ce Jésus en personne qui s'approche et fait route, c'est bien toute l'histoire de l'Alliance. Vous pouvez à travers cette phrase relier toute l'histoire du Peuple de Dieu : Dieu qui fait route avec son Peuple. Et c'est ce qui fonde notre foi en l'avenir. Ce n'est pas autre chose que cette Présence, mystérieuse puisque leurs yeux sont empêchés de le reconnaître, parce qu'elle n'est pas lisible, elle n'est pas évidente. Ce n'est jamais une évidence surtout à ce stade de gratuité.

     Quant aux lieux de recul je ne les lierais pas immédiatement à la Parole de Dieu. La Parole de Dieu peut me parler si j'ai pris le temps de faire parler les événements. Je ne crois pas à une parole qui tombe comme ça. Nos temps de recul, de réflexion vont nous permettre de mettre des mots sur les événements qui font notre vie, de bien les nommer.

     Une fois ça, la Parole de Dieu va venir soit interroger, soit questionner. Cette mère dont je vous ai parlé, sa décision d'aimer son fils, ensuite elle l'a construite intellectuellement. Et ensuite la Parole de Dieu est venue lui confirmer que le chemin d'amour qu'elle avait décidé de prendre avait un certain avenir pour elle, pour d'autres parents, et pour son fils.

      C'est là qu'elle a pu vérifier que ce chemin qu'elle avait pris était quelque part une bonne nouvelle parce qu'il était un chemin d'amour. C'est l'amour qui lui a permis cette fécondité, ce n'est pas les notions bien ou mal. Ce cri d'amour, elle l'a d'abord rejeté. Ensuite elle a fait tout un travail : elle a lu, elle a travaillé, elle s'est construit une réponse. Puis cette réponse, quelque part; elle a été confirmée par ce contact avec la Parole de Dieu. Mais c'est bien un dialogue entre cette Parole de Dieu et nos paroles d'hommes.

     Je pense qu'on ne peut pas entendre la Parole de Dieu si on n'a pas auparavant compris sa propre parole. C'est pour cela que je trouve intéressant ce que dit St Luc : "Jésus oblige les deux hommes à s'arrêter et à raconter. A la limite, il aurait pu faire son homélie tout de suite. Pourquoi n'arrive-t-elle qu'après ? Il leur dit : quels sont donc ces propos que vous échangez ?" et après la réponse des deux disciples "tu es bien le seul..." naïvement, Jésus leur dit : "Quels événements ?"

     Je crois très fort à ce temps de parole humaine. Même si c'est pour dire où on en est. Ils sont bloqués, ils butent sur la réalité, ils ont leurs repères, leurs normes, leur mentalité. Mais il faut qu'ils les expriment par des mots pour pouvoir être surpris par ce que Jésus va leur dire. Je crois qu'il y a quelque chose qui se joue dans le dialogue entre nos vies et la Parole de Dieu. La Parole de Dieu devrait nous surprendre, nous bousculer. Il faut être surpris par la Parole de Dieu. Pour être surpris, il faut qu'on ait repéré où on était. C'est comme ça que ça marche.

     Au coeur de ce texte, il y a quand même la nouveauté radicale de la mort et de la résurrection de Jésus. Au coeur de cette nouveauté-là, il y a l'Espérance, mais l'Espérance qui ne fait pas l'impasse sur la croix et quelque part, c'est à un autre qu'on remet l'avenir. C'est lui qui l'ouvre. Ce n'est pas nous qui l'ouvrons. Dans une conception un peu militante de nos vies chrétiennes, on nous a plutôt appris à tenir le guidon. Au coeur du texte, il y a quand même la remise.

     Cela ne veut pas dire qu'on n'a plus de responsabilités, mais cela veut dire aussi : "accepter de recevoir". C'est cela le geste de l'Eucharistie, on reçoit Quelqu'un. Mais recevoir cela veut dire qu'on se met en état de réception. C'est quelque part accepter, consentir. Derrière, il y a tout ce oui à dire à nos vies, même s'il est onéreux par moments. Il ne va pas de soi. Il n'est pas facile dans certaines situations mais il y a un oui à dire non pas simplement nous-mêmes, mais parce que Dieu a dit oui à l'humanité jusqu'à y consacrer son Fils, à y livrer son Fils. Ce oui-là à l'humanité, il est définitif. Mais il ne fait pas l'impasse sur la mort de Jésus. Il y a là quelque chose à la fois de fort et d'original.

     L'Espérance chrétienne n'est pas la réussite. Elle met en question tous nos modèles de réussite. On n'en n'a jamais fini. Jésus Christ viendra toujours interroger, bousculer, déplacer. L'espérance, c'est bien un modèle de réussite qui s'effondre. Et quand je dis réussite, c'est dans tous les sens du mot. Ce n'est pas simplement une réussite matérielle, extérieure, de façade, ce qui fait le ressort des vies d'hommes et de femmes. S'en remettre à un autre n'est jamais une tâche aisée. Dans la mort et la résurrection de Jésus, Dieu s'est engagé définitivement dans l'histoire des hommes. Ce oui de Dieu à l'humanité ne sera jamais remis en cause.

     Question : Quand vous dites "s'en remet à un autre" vous parlez de Dieu qui s'en remet aux hommes ou du Christ mort qui s'en remet aux hommes qui le tuent ?

     Réponse : Jésus s'en est remis à son Père, mais quelque part, Dieu s'en remet à l'homme en livrant son Fils. C'est cela l'Alliance. Ce n'est pas simplement Dieu qui s'occupe de l'homme, mais quelque part comme le découvre Etty Hillsom dans les camps de concentration, Dieu a besoin de nous. Pour que Dieu soit présent là, il faut qu'elle s'occupe de Dieu. Il y a quelque chose de cela dans l'Eucharistie. Nous avons à conduire nos vies à la fois en étant responsables et en même temps en la recevant d'un autre. Ce n'est pas facile à conjuguer. On arrive à peu près à comprendre qu'on doit conduire notre vie, mais la recevoir, souvent on l'entend comme négation de la responsabilité. Que ce soit articulé ensemble, ce n'est jamais facile.

     Question : Vous êtes fatigué de nature. Moi, je suis râleur de nature. Je râle parce que je trouve que ces disciples sont un peu laconiques. On nous rapporte que commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur interpréta dans toute l'Ecriture ce qui le concernait. Ils ne disent rien sur cette interprétation. Est-ce que vous pouvez nous dire quelque chose, vous ?

     Réponse : Vous êtes de ceux qui auraient bien voulu avoir la cassette, mais cela c'est notre boulot quand nous lisons un texte. Vous essayez, ayant une parole d'homme, de le faire parler. C'est à nous de faire ce travail de lire l'Ecriture pour y découvrir cette Présence. Un autre ne le fera pas à notre place. Rien de pire que d'avoir le texte écrit. Si on avait eu cette homélie, cela nous empêchait d'être intelligents. On n'aurait eu qu'à la recopier. C'est le travail de nos communautés chrétiennes que de lire les événements à la lumière de cet événement-là et de faire parler ces événements à la lumière de celui-là. C'est cela le boulot chrétien à faire et cela personne ne nous l'économisera.

     C'est le travail des disciples d'avoir accompli la relecture des Ecritures pour comprendre les événements de la Croix. S'ils n'avait pas fait ce travail, le geste suivant n'aurait pas pris sens. C'est le travail de la première génération chrétienne qu'il y a derrière. Le produit de ce travail-là, c'est nos quatre Evangiles. C'est cela le boulot.

     Paul a fait plus que cela. Paul a relu l'événement de Jésus à la lumière de l'Alliance. Si vous relisez les lettres de Paul, si vous relisez lea Actes des Apôtres, comment les disciples et les Apôtres annoncent Jésus Christ, ils relisent les prophètes et ils parcourent les Ecritures et interprètent tout ce qui le concerne. C'est comme cela qu'ils donnent sens à la mort de Jésus et à l'expérience qu'il est vivant aujourd'hui. C'est ce qu'ils ont fait et qui nous est précieux pour continuer à faire le travail.

     Le texte semble dire qu'ils le reconnurent au geste de la fraction du pain. Mais ce geste n'est pas banal. C'est un geste qu'ils pouvaient reconnaître, que Jésus avait fait, comme étant signe reconnaissable de cette vie donnée et livrée. D'ailleurs à la fin, ils disent "notre coeur n'était-il pas tout brûlant au dedans de nous quand il nous parlait en chemin. Est-ce que ce geste est parlant tout seul ou grâce à la parole. Parole et geste ne peuvent pas être séparés l'un de l'autre. Il me semble que les deux tables de l'Eucharistie, la table de la Parole et la table eucharistique disent cela : comment la Parole se déploie dans les Sacrements et comment les Sacrements ont du sens à la lumière de la Parole. Le Concile avait relié les deux. Dans le texte, cette phrase-là : "notre coeur était tout brûlant" relie le geste eucharistique à la parole. Mais la Parole conduit quelque part à l'Eucharistie.

      Pour terminer, je vous propose cette lecture : "Sur la route, ils étaient deux, les voici trois, Jésus est avec eux, mais ils ne le savent pas. Mon Dieu, ton rendez-vous sera-t-il donc toujours en chemin ? Et c'est donc en marche que nous avons le plus de chances de te rencontrer. Et il suffira que ces deux-là sur la route d'Emmaüs veuillent t'arrêter dans une auberge, qu'ils désirent t'installer même provisoirement pour que tu t'effaces de leurs yeux. Sur la route ils étaient deux, ils se parlaient, ils partageaient les mots de leur tristesse, les phrases de leur regret. Ils étaient deux sur la route à se parler, les voici trois. Jésus est avec eux, mais ils ne le savent pas. Mon Dieu, c'est donc quand nous commençons d'oser nous parler, lorsque nous prenons le risque de l'échange, c'est donc lorsque nous tentons de communiquer que Tu es là au milieu de nous. Mon Dieu c'est donc toujours toi qui te glisses dans notre conversation au moment où nous nous y attendons le moins, Mon Dieu, c'est donc lorsque nous acceptons d'être deux que nous sommes trois."


Note - Avec l'accord de l'auteur, nous avons conservé le style oral qui nous a semblé agréable à lire.

 
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