Introduction
Il m'a été demandé de répondre à
la question : qui est Jésus de Nazareth ? C'est la première
fois que j'ai l'occasion de prendre la parole au cours d'un dîner-débat.
Il m'a paru difficile de faire une conférence classique. Je vais
répondre à sept questions qui m'ont été
posées.
1° - Pourquoi s'intéresser à Jésus-Christ
?
Pourquoi s'intéresser à Jésus-Christ ? Serait-ce
qu'il y aurait du nouveau sur l'histoire de Jésus ? Certains
livres ont fait quelque bruit, ces dernières années, et
ont pu donner l'illusion qu'on découvrait des choses nouvelles.
En réalité, ce qu'on sait de Jésus aujourd'hui
ne dépasse guère ce qu'on en savait au début du
siècle, c'est-à-dire peu de chose. Peu de chose en dehors
de son Evangile. Nous ne connaissons finalement Jésus qu'à
travers ses témoins et ce sont des témoins croyants.
Pourquoi s'intéresser à Jésus ? Serait-ce qu'il
est plus difficile de croire en lui, en sa divinité, que par
le passé ? Je pense que cela a toujours été difficile,
ne serait-ce que parce que croire en Jésus, Fils de Dieu, introduisait
le nombre en Dieu. Ce fut la première difficulté. Il n'est
pas sûr qu'elle soit résolue aujourd'hui. Les difficultés
de croire au Christ ne sont pas plus grandes aujourd'hui que voici 2000
ans.
Je crois que la vraie raison de s'intéresser à Jésus
aujourd'hui pour nous c'est que l'homme des société occidentales
à notre époque ne sait plus où trouver Dieu et
peut-être même ne sait-il plus où le chercher. Le
silence s'est appesanti sur Dieu. On ne trouve plus son nom dans beaucoup
de discours où il n'y a pas si longtemps, il était inscrit.
Que ce soit dans la philosophie, dans les sciences, même dans
le discours moral, on ne semble plus avoir besoin de Dieu et le nom
de Dieu n'est plus visible dans nos sociétés sécularisées.
Alors l'homme occidental se retourne vers Jésus car c'est de
lui que nous avons appris à connaître Dieu. Si nous croyons
en Dieu, nous, les hommes de l'Occident, c'est à Jésus
que nous le devons. Nous croyons en un Dieu, qui nous a été
enseigné comme le Père de Jésus-Christ. Voilà
pourquoi nous nous retournons vers Jésus. Notre intérêt
est en ce sens éminemment théologique. Peut-être
d'ailleurs est-ce la vraie manière de s'intéresser à
Jésus que de chercher Dieu. C'est donc cette obscurité
qui s'est répandue sur le nom de Dieu qui nous renvoie à
Jésus.
2° - Qui est l'homme Jésus de Nazareth ?
Je dis "l'homme" parce que d'emblée nous allons à
l'Evangile non pas exactement comme à ce que nous entendons aujourd'hui
comme livre d'histoire. Nous serions déçus. En fait, nous
allons à l'Evangile comme au récit qui nous raconte le
passage de Jésus dans notre histoire.
Bien entendu, c'est un homme qui est mis en scène, un homme
qui s'appelle Jésus de Nazareth dont on connaissait, du moins
de son temps, le père, la mère, les frères et les
soeurs. Un homme qui professait la religion de son peuple mais avec
des écarts significatifs et qui devaient le conduire à
un destin tragique.
Jésus est un homme inclassable. C'est le témoignage
que donnait un historien des origines chrétiennes de notre temps,
qui cherchait à classer Jésus dans l'une ou l'autre des
figures religieuses de la société de son temps : prophète,
rabbi, homme de religion. Il concluait en disant qu'on ne peut le classer
dans aucune de ces catégories et que Jésus demeure pour
nous une énigme. "Mais, ajoutait-il, cette énigme
c'est lui-même qui nous l'impose". Si notre première
approche de Jésus commence par un parcours historique à
travers les Evangiles, ce que nous rencontrons c'est cette énigme
et c'est elle qui nous attire à y déchiffrer un mystère.
C'est un homme inclassable. Un prophète ? mais il ne recevait
pas la Parole de Dieu du dehors, elle sortait de lui-même et il
n'avait pas besoin de dire "Parole de Dieu". Un docteur ?
oui, mais il ne commentait pas la Loi, ni les Ecritures, sauf dans quelques
circonstances et il ne suivait pas, il ne "répétait"
pas la Tradition des Pères comme le faisaient tous les bons rabbis.
Un thaumaturge ? oui, mais qui ne cherchait pas à soulever les
foules. Il cherchait plutôt à consoler les gens, à
libérer les esprits. Un homme de religion qui pratiquait donc
la religion de son peuple mais qui en déplaçait les repères,
qui brouillait les pistes.
Les religions sont des chemins vers Dieu. Jésus brouillait
ces chemins-là et les gens étaient inquiets. Il se présentait
comme le vrai révélateur de Dieu et comme s'il fallait,
de lui, apprendre à connaître Dieu, comme si auparavant
on ne le connaissait pas, comme si les Ecritures ne suffisaient pas
à faire connaître Dieu. Il se présentait comme chargé
de faire advenir le règne de Dieu. Et le monde attendait le règne
de Dieu, autour de lui, à cette époque.
Mais les règnes qu'il annonçait étaient étranges
puisqu'il y invitait les pécheurs, les pécheresses et
les païens. Il paraissait conduit par l'Esprit de Dieu mais d'autres
se demandaient si ce n'était pas plutôt par l'Esprit du
mal. Et finalement, il a été condamné comme blasphémateur.
Pourquoi comme blasphémateur ? On a senti que peu à peu
il effaçait toutes les autres médiations pour être,
seul, intermédiaire entre les hommes et Dieu.
Qui voulait faire la volonté de Dieu devait la chercher comme
si elle n'était pas écrite. Et c'était par lui
que devait passer la foi en Dieu. Il ne s'interposait pas entre Dieu
et les hommes mais il faisait passer les hommes par lui pour accéder
à Dieu aussi a-t-on compris qu'il voulait se mettre à
la place du Temple, le détruire peut-être et il a été
condamné comme blasphémateur pour ce motif.
3° - Quel est le fondement de la foi au Christ ?
C'est essentiellement sa résurrection. Mais comment pouvons-nous
croire à sa résurrection ? Nous avons le témoignage
des apôtres qui nous ont dit qu'ils avaient senti sa présence
auprès d'eux. Ils sont d'ailleurs très embarrassés
pour nous décrire le genre d'expérience qu'ils ont faite.
Ils cherchent à nous convaincre qu'ils ont eu une expérience
de type événementiel. Quelque chose leur arrivait, c'était
la présence de Jésus qui arrivait soudain et disparaissait
de la même façon.
Nous avons ce témoignage ; nous avons surtout la prédication
des apôtres qui, eux non plus, n'ont pas compris tout de suite
ce que cela signifiait. Et donc ne comprenant pas la résurrection,
ils ne pouvaient pas non plus y croire. "Ils n'avaient pas encore
compris les Ecritures" nous dit St Jean. Ils ont cherché
à interprêter sa résurrection selon les Ecritures.
Nous nous rappelons la règle de foi transmise par Paul "crucifié
selon les Ecritures, ressuscité le troisième jour selon
les Ecritures". ils ont donc interprèté selon les
Ecritures. Ils ont compris que Jésus était redevenu vivant
à la droite du Père car ils ont fait l'expérience
de revenir à la vie par le souffle même de Jésus,
par l'Esprit de Jésus qui les remettait debout, qui leur rendait
la parole qu'ils avaient perdue.
Ils ont compris son sens pour nous, pour le peuple d'abord puisque
la première interprétation qu'ils en donnent à
la foule des Juifs le jour de la Pentecôte est une explication
de type historique à savoir "ce qui s'accomplit là,
c'est la promesse que Dieu a faite à vos pères, la promesse
de faire advenir son règne, la promesse de la libération
et du salut". Ils ont donc compris la résurrection de Jésus
comme les prémices de la résurrection universelle, comme
les prémices de l'avenir d'immortalité ouvert à
toute l'humanité.
Donc, quand nous croyons à la résurrection de Jésus,
notre acte de foi nous implique dans sa résurrection et c'est
peut-être cela qui est le plus difficile. Le plus difficile ce
n'est pas tellement de croire que cet homme est revenu à la vie,
mais de croire que nous sommes appelés au même destin et
de désirer ce destin. Il faut un grand désir de vie et
de liberté, une grande foi dans l'humanité aussi. Croire
que l'homme est appelé à ce destin-là de vivre
dans l'intimité de Dieu. Il faut se sentir impliqué dans
la résurrection de Jésus pour y croire d'un acte de foi
vraiment salutaire.
C'est ici que nous recevons la révélation de Dieu. C'est
ici que l'homme occidental qui ne sait plus où chercher Dieu,
peut le trouver. Ici seulement. Les Juifs trouvent Dieu dans la révélation
de Dieu faite à Moïse sur le Mont Sinaï. Pour nous,
la révélation de Dieu est liée à la "surrection"
de Jésus. Dieu se révèle comme celui qui fait sortir
la vie de la mort, celui qui est le maître de la vie et de la
mort. Dieu se révèle dans une grande effusion d'Esprit
car mort, résurrection et avènement du Saint Esprit sont
un seul et même événement de révélation.
C'est l'Esprit Créateur. Dieu se révèle comme le
souffle de la vie immortelle.
4° - Quelle est la signification de la mort de Jésus
?
Si Dieu se révèle dans la Résurrection de Jésus,
pourquoi a-t-il fallu qu'il attende que Jésus descende au tombeau
pour se manifester ? Ne pouvait-il pas l'arracher plus tôt à
la mort et manifester ainsi sa puissance ? C'est la question que les
Juifs posaient à Dieu , des gens sans doute de bonne volonté
et de bonne foi, même s'ils y mettaient un accent un peu perturbé.
Ils disaient "eh bien, si Dieu l'aime qu'Il vienne pour le descendre
de la Croix. C'est toujours notre question. Cela a été
la question des disciples qui, après avoir annoncé la
résurrection de Jésus ont aussi annoncé sa mort.
Et pourquoi ? sinon parce qu'ils y pressentaient un mystère.
Il y a quelque chose de très mystérieux dans la mort de
Jésus pour qui croit à la résurrection de Jésus.
C'est que Dieu se tait sur le Golgotha. Et quand nous méditons
ce grand silence dans lequel Dieu est tombé dans notre temps,
dans la société où nous vivons, nous sommes renvoyés
à ce silence de Dieu sur la Croix et nous essayons de comprendre
ces silences l'un par l'autre.
La mort de Jésus montre qu'il est à la ressemblance
de Dieu Seigneur et Sauveur en cela que sur la Croix il a remporté
la victoire sur la mort mais en descendant de la mort. Dieu ne lui a
pas épargné la mort. Il a communiqué à Jésus
la force de vaincre la mort, la mort subie. Aussi est-il devenu victorieux
de la mort pour nous tous. La résurrection n'est pas une récompense
que Dieu aurait accordée à Jésus, une revanche
pour montrer à ses ennemis que Dieu lui donnait raison.
Jésus n'est pas ressuscité au Golgotha dans un grand
éclat de gloire. C'est un peu cela que les disciples de Jésus
qui se cachaient dans la foule attendaient et cela ne s'est pas produit.
Cela ne s'est pas produit et la Croix nous révèle par
là que Dieu est essentiellement amour, qu'Il est pour nous. La
puissance de Dieu s'est résorbée dans son amour dans un
amour désarmé, dans un amour tout gratuit.
La puissance de Dieu se manifeste en se cachant et c'est là
où Dieu révèle l'inconditionnel de son amour pour
nous. Il ne réclame rien même pas que nous le reconnaissions.
Comment pourrions-nous le reconnaître sur le visage du crucifié
? Il n'exige rien en retour. Il n'est que pardon "Père,
pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font".
Dieu a désarmé sa puissance sur la Croix pour ne laisser
voir que son amour, cet amour qui est respectueux de notre liberté
et qui nous appelle au don tout gratuit de l'amour. C'est ainsi que
la Croix est la source de l'Esprit comme le manifeste l'Evangile de
Jean avec le symbolisme du côté ouvert. C'est de ce côté
ouvert que jaillit l'Esprit, cet Esprit que Paul appelle l'Esprit d'Amour
ou encore l'Esprit de liberté.
C'est de la Croix que jaillit la liberté de la foi et c'est
sans doute là que pour la première fois a été
donnée à l'humanité la liberté de croire
ou de ne pas croire. De croire puisque Dieu avait perdu toute évidence,
et qu'on ne peut aller à Lui que par la foi et aussi la liberté
de ne pas croire car Dieu ne peut pas châtier celui qui n'arrive
pas à le reconnaître sur le visage du Crucifié.
La Croix est donc vraiment source de l'Esprit d'Amour et de liberté.
5° - Qu'est-ce que signifie le concept d'Incarnation ?
Il va nous aider à préciser le statut de Jésus
par rapport à Dieu. Ce concept signifie que Dieu s'est identifié
à Jésus comme à un autre lui-même. Qu'Il
a exprimé en lui sa parole qui est vie, qui est amour, qui est
liberté. L'Incarnation nous apprend que nous sommes, nous aussi,
prédestinés de toute éternité à devenir
en Jésus, Fils de Dieu, comme Jésus l'est devenu par l'impression
de la Parole de Dieu en lui.
Le concept de l'Incarnation nous aide à comprendre le sens
de la création, à savoir que nous sommes créés
pour l'immortalité, par un appel à la liberté,
par l'appel à être libres devant Dieu même. Etre
fils cela veut dire être libres. Celui qui est à la droite
de Dieu, c'est celui qui est libre, qui n'est plus sous le pouvoir d'un
autre. Donc Dieu de toute éternité se projetait en Jésus
pour venir habiter avec nous en lui.
L'Incarnation nous révèle ce projet de Dieu d'être
avec nous, dans l'un de nous, pour habiter finalement en nous par son
Esprit. Le concept d'Incarnation se déploie dans l'Histoire,
en forme de Trinité. Dieu par son Verbe dirige l'histoire vers
Jésus, vers celui en qui Dieu veut mettre son Fils au monde pour
répandre à travers lui dans toute l'humanité, son
Esprit.
C'est en cela que nous disons que Jésus qui, comme le dit St
Paul "est devenu Fils de Dieu par suite de son abaissement dans
la mort et de son exaltation, de sa résurrection", est le
Fils éternel de Dieu, c'est-à-dire celui que Dieu veut
de toute éternité, celui en qui Dieu voulait faire alliance
avec nous.
Ce concept d'Incarnation nous révèle l'humanité
de Dieu en cela même qu'il est pour nous.
6) Que signifie cette affirmation du dogme "Jésus est
vrai Dieu et vrai homme".
Sur la base du concept d'Incarnation, la prédication de l'Eglise
s'est employée à enseigner la divinité de Jésus
et ainsi à le projeter dans l'éternité. L'éternité
appréhendée comme une durée à la façon
du temps. Ce fut le dogme de Nicée où Jésus a été
proclamé de même nature que Dieu. Mais du coup on ne comprenait
plus comment il avait pu être engendré une seconde fois,
engendré d'une femme. Et c'était son humanité qui
se trouvait, du coup, compromise.
Le dogme d'Ephèse a défini que le Fils de Dieu avait
vraiment été engendré de Marie. Mais on ne comprenait
pas bien quelle sorte d'homme il était. Pouvait-il être
un homme semblable à nous sans que ce soit au détriment
de sa divinité ? C'est pour cela que l'Eglise a répondu
à Chalcédoine au 5e siècle, qu'il est vrai Dieu
et vrai homme. Que Jésus soit vrai homme, je ne sais pas si c'est
vraiment un objet de foi. Quand on dit qu'il est vrai homme, il y a
toujours un soupçon.
Les linguistes disent qu'il faut manipuler l'adjectif "vrai"
avec beaucoup de précaution. En général, quand
on éprouve le besoin de dire "c'est vrai", c'est parce
qu'il y a quelque chose qui n'est pas tout à fait vrai. Si on
dit qu'il est vrai homme, c'est qu'en réalité on disait
"oui, oui, sans doute, mais il est Dieu donc il ne peut pas être
quand même un homme comme nous."Vrai Dieu ? Ah vrai Dieu,
oui, oui, mais enfin il était quand même un homme.
Vrai homme ce n'est pas à croire puisque, pour qui lit les
Evangiles cela doit paraître évident si ce n'est qu'on
peut et qu'on doit y croire en ce sens qu'il a assumé toute l'histoire
humaine et qu'il est vraiment devenu le frère universel des hommes.
Faut-il dire qu'il est vrai Dieu ? C'est un peu gênant.
Jésus ne s'est jamais dit vrai Dieu ("La Vie Eternelle
c'est de te connaître, Toi, le seul vrai Dieu et Celui que tu
as envoyé"), si ce n'est en ce sens que Jésus est
un seul avec Dieu. Sa personne est la présence de Dieu parmi
nous ; son histoire est la venue de Dieu à nous.
7° - Qu'est-ce que "annoncer Jésus Christ"
?
Annoncer Jésus Christ, ce n'est pas répéter le
dogme. Ce n'est pas répéter les énoncés
du magistère. C'est dire comment il donne sens à l'existence
de chacun et à l'Histoire globale de l'humanité. C'est
donner sens au nom de Jésus. Ce fut la première préoccupation
des apôtres. Ils l'ont appelé "Christ" c'est-à-dire
Messie, Envoyé de Dieu, ce qui avait un sens pour les Juifs.
Ensuite, on l'a appelé Verbe, c'est-à-dire logos parce
que cela donnait du sens aux grecs quand on leur annonçait Jésus.
A nous, de même, de donner sens à ce nom de Jésus.
Jésus prend sens dans son histoire, c'est-à-dire dans
son Evangile. Il annonçait le Royaume, il ne s'annonçait
pas lui-même. Annoncer le Christ, c'est annoncer ce qu'il annonçait.
A nous de dire ce que signifie pour nous le règne de Dieu, si
nous l'attendons. Rendre raison de cette espérance du Règne
de Dieu qui nous fait vivre. Cela pas seulement en paroles. Mais donner
dans nos comportements et dans nos actes, de la vitalité à
cette expérience du Règne de Dieu.
QUESTIONS
* La signification de la mort de Jésus est la question qui
nous pose le plus de problèmes. Comment peut-on comprendre Jésus
à son entrée dans le monde pour qu'il soit le sauveur
en passant par le mystère de la Croix où il devient l'agneau
immolé ? Pourquoi cette croix qui est un signe de scandale. Pourquoi
cette mort même si elle est suivie de la résurrection,
pourquoi pas autre chose ?
* Je voudrais revenir sur la question de la relation entre Jésus
et le Père. Pour moi, c'est une question très importante
parce qu'elle touche à notre destin en tant qu'hommes. On a dit
autrefois "Il est consubstantiel au Père". La substance
de Dieu pour moi cela ne dit rien du tout. Je pense que c'est quelque
chose qui est issu de la physique aristotélicienne.
De même, on a dit "nature". Y-a-t-il une nature de
Dieu ? Comme vous l'avez dit vous-même ce n'est jamais écrit
dans l'Evangile que Jésus est Dieu. Il se situe toujours comme
distinct du Père et même distinct de Dieu dans St Jean.
Par contre, Jésus dit "le Père et moi nous sommes
un". Qu'est-ce qui fait cette unité? Jésus dit aussi
dans la prière en St jean "Tu m'as aimé avant la
fondation du monde". Autrement dit, s'il y a unité entre
Jésus et le Père, elle ne vient pas du fait que c'est
la même substance, mais à cause de l'intensité de
l'amour qui les unit.
Après, Jésus dit à ses disciples : "qu'ils
soient un comme toi et moi nous sommes un. Tu les as aimés comme
tu m'as aimé" Le comme me paraît très important
parce qu'en maintenant la distance entre Jésus et le Père
et en expliquant que leur unité vient de l'amour, cela ouvre
la voie à tout homme d'entrer dans le concret de cette union
du Fils avec le Père. C'est la même chose. Si on nous dit
Jésus est uni au Père parce que consubstantiel, nous,
on est exclus. Si leur union vient de l'amour, la Trinité devient
le centre d'un tourbillon dans lequel tout est entraîné.
Etes-vous d'accord ou pas ?
* Comment la Croix qui nous montre l'Amour et la liberté peut-elle
avoir un sens pour le monde d'aujourd'hui, pour les non-croyants et
quel lien entre le silence de Dieu devant la mort de son Fils et le
silence que connaît l'homme occidental. Jésus se fait connaître
par son message. Quel est le lien entre le silence et la Parole ?
* Peut-on penser que Jésus-Christ a pris le pas sur Dieu actuellement
? Si Gamaliel revenait, il aurait lu Jacques Monod et il dirait peut-être
: Jésus-Christ est un grand génie spirituel mais comme
tous les hommes, il est le fruit du hasard et de la nécessité
et tout cela disparaîtra et, tôt ou tard, on retrouvera
le grand silence des galaxies. Autrement dit, l'Histoire n'a pas de
sens. C'est une hypothèse qui s'oppose à l'hypothèse
chrétienne et toutes deux sont également indémontrables.
* St Paul est présenté comme témoin de la résurrection
du Christ or il n'était pas là. Or ne sommes nous pas
amenés nous aussi à être témoins de la Résurrection
du Christ ?
* Vrai homme et vrai Dieu, il y a là une contradiction si profonde
qu'on ne peut pas être vrai homme en étant vrai Dieu à
la fois de l'intérieur d'une psychologie. Ou bien Jésus
a conscience de sa divinité et alors il n'est plus un vrai homme
parce qu'il a conscience de tout ce qui l'attend et est tenu à
l'abri de la douleur humaine. Ou c'est l'inverse.
REPONSES
Je regroupe les trois questions sur la mort de Jésus et sur
l'Incarnation auxquelles je vais répondre par priorité.
Dans notre imaginaire, Jésus descend du ciel. Dans notre imaginaire,
il est préexistant au Fils de Dieu, ce qui a été
dit très tôt d'ailleurs dans la prédication de l'Eglise.
C'est dès le second siècle qu'apparaît le terme
préexistant qui est en quelque sorte le premier concept dogmatique
que l'on voit arriver après les Ecritures.
Quand on voit Jésus descendre du ciel, de l'éternité
dans le temps, on a évidemment beaucoup de mal à le recevoir
comme un homme vrai. Depuis les origines à peu près, l'Incarnation
du Fils de Dieu a été située au moment de la conception
et de la naissance humaine de Jésus. C'est pourquoi si nous gardons
en tête qu'Il est le Fils Eternel de Dieu, nous avons effectivement
beaucoup de mal à comprendre sa nature humaine, à comprendre
qu'Il est vraiment homme.
Les Christologies d'aujourd'hui ne partent pas du ciel ni de l'éternité.
Elles partent du récit évangélique. Donc nous recevons
l'humanité de Jésus sans problème et c'est à
travers elle que nous remontons jusqu'à ce qu'on appelle sa divinité
qui évidemment doit être bien comprise. Comment peut-on
être à la fois vrai homme et vrai Dieu ?
Il est sûr que psychologiquement cela est impossible à
comprendre quoique beaucoup de théologiens s'y soient essayés
avec beaucoup d'intelligence sinon de réussite. Mais on reste
toujours là dans des conceptions, des visions substantielles
et je pense moi aussi que pour notre anthropologie contemporaine, la
cohabitation des deux matières dans une personne n'est pas pensable.
C'est pourquoi je vous ai donné de l'expression "vrai Dieu
et vrai homme" une explication qui ne prétend pas être
orthodoxe mais que je crois pensable.
Dans les Christologies d'aujourd'hui, on ne conçoit pas que
le Fils existe avant l'Incarnation. Si vous lisez attentivement le prologue
de Jean, vous verrez que Jésus n'est appelé Fils de Dieu
qu'à la fin du prologue. Il est dit "le Verbe s'est fait
chair" mais c'est seulement après qu'est nommé le
Fils de Dieu. Alors quand on pose l'Incarnation tout au début
de la vie de Jésus, il semble que Jésus ne soit né
que pour aller à la mort, et donc pour devenir comme on l'a dit
"l'agneau immolé" et on cherche à comprendre
quelle était la nécessité de cette mort. Bien sûr
on lui a trouvé des explications ; le péché originel.
Ce sont des explications qui ne sont pas totalement "satisfaisantes".
Peut-être même devrions-nous dire pour parler en vérité
qu'elles ne le sont pas du tout.
Il est difficile de croire à la fois que Dieu est amour et
de croire qu'il a fallu un sacrifice sanglant pour apaiser sa colère
et obtenir le salut de tous les hommes. Le Dieu qui exige un sacrifice,
je crois que ce n'est pas le Dieu annoncé par Jésus. Je
pense pour ma part que c'est une figure antérieure de la divinité,
figure que l'on trouve dans l'Ancien Testament mais que l'on trouve
dans toutes les religions, la figure du Père de famille tout
puissant. Le Dieu tout puissant c'est le Père de famille castrateur,
qui a droit de vie et de mort sur ses enfants. C'est cette image-là
qui habite dans notre imaginaire religieux le plus ancien.
C'est cette image qui s'est projetée à nouveau sur le
Dieu de Jésus, sur son Père. Elle s'y est projetée
simplement par ce qu'elle habite en nous et que l'Evangile a été
annoncé dans des peuples qui étaient encore dans une mentalité
religieuse. Et la notion de sacrifice est inhérente à
la notion de religion, du moins ancienne. Mais nous, Jésus ne
nous a pas enseigné une religion. Il nous a enseigné un
Evangile c'est pourquoi il devrait nous être possible de penser
Dieu autrement.
St Paul nous dit "si Dieu est pour nous, qui sera contre nous".
La Croix nous révèle que Dieu est pour nous au sens où
nous disons que la personne humaine est relation à autrui, que
l'homme est pour un autre, que j'existe en relation à l'autre
Dieu de toute éternité existe en relation avec l'homme.
Il existe en vouloir de l'homme, en désir de l'homme, en amour
de l'homme. Et Dieu veut donc se donner un Fils en qui il réaliserait
toutes les possibilités d'être qui constituent précisément
sa divinité car Dieu est riche de possible autant que d'être.
Il existe en possibilités autant qu'en actes.
Dieu veut donc se donner un Fils, un Fils en qui il s'unirait à
des créatures toutes dissemblables de lui. Aimer c'est toujours
vouloir un autre. Un autre qui soit "autre" c'est-à-dire
différent. Donc dans le Fils qu'Il veut mettre au monde, Dieu
veut toute l'humanité que nous sommes. Il veut nous unir à
Lui aussi fortement qu'Il s'unit à cet homme. Toute l'histoire
humaine depuis son origine est conduite par ce désir de Dieu.
Dire que Dieu désire un autre et qu'il désire de l'autre,
c'est aussi bien dire qu'Il est en manque, en manque de nous, en passion
de nous, en passion d'amour. C'est la révélation que Dieu
est créateur éternel, que Dieu veut donner sa vie. La
vie qu'Il veut donner c'est la vraie vie, c'est la vie qui ne va pas
à la mort, c'est la vie immortelle.
L'immortalité, la liberté, le devenir Fils de Dieu,
c'est la même chose. Dieu crée l'homme en lançant
dans le monde un appel à la liberté. C'est cet appel qui
fait naître l'homme au sein de la matière et plus tard
au sein de l'animalité. Parce que Dieu veut des Fils il veut
des êtres libres. Autrement dit, il ne peut pas "faire"
d'autres fils. Il peut seulement les aider à le "devenir".
Il les aide par la puissance de son appel.
Je croirais volontiers que ce projet de Dieu faisait place au hasard.
A ce point que nous ne pouvons d'ailleurs pas savoir aujourd'hui s'il
réussira. "Le Fils de l'homme quand il reviendra trouvera-t-il
encore de la foi sur terre ?" La foi n'est pas un savoir de certitude.
La certitude de la foi n'est pas de l'ordre du savoir. D'ailleurs, je
crois que le savoir, quand il atteint un certain niveau, est plein d'incertitudes.
Ces incertitudes auxquelles le dogme répond trop facilement en
les appelant mystères. Je crois donc que Dieu dès lors
qu'il a voulu qu'advienne un être de liberté, s'interdit
dans l'histoire des interventions de puissance. Donc, il livre son plan
au hasard. Mais ce plan est conduit par la puissance de l'Amour. Et
nous qui croyons à l'amour de Dieu, nous ne pouvons pas douter
dans notre foi que ce projet ne réussisse.
Depuis le commencement du temps, Dieu est à la recherche de
l'homme, il est à la rencontre de l'homme. C'est cela même
qui fait et qui est l'Histoire. L'Histoire de l'homme c'est l'éveil
d'une liberté, d'une liberté qui va lutter contre la nécessité
de toutes les causes du monde et qui va essayer de faire du sens.
Avec raison, je crois, les Pères grecs ont adopté ce
nom de logos qui résumait la sagesse grecque et qui exprime cette
marche de Dieu dans l'Histoire qui essaye de faire du sens, de faire
advenir le sens. Et le sens ne peut advenir que par la liberté
et l'amour. En ce sens là donc Dieu s'était déjà
lié dès le matin du monde et interdit d'intervenir par
des actes de puissance dans le cours du destin de l'homme. Et il se
l'interdit toujours.
Je crois que c'est cela qui est la signification du silence de Dieu
sur la Croix. Nous y sommes renvoyés et ce silence de Dieu n'est
compréhensible que si nous sommes capables de concevoir Dieu
autrement que nous l'avons conçu, c'est-à-dire autrement
que sur le modèle du Père tout puissant qui est d'ailleurs
un modèle païen.
Dieu se montre capable d'accepter la mort, d'accepter le néant
en Lui. Il se montre capable de vivre dans le temps avec nous. En ce
sens on a tout à fait raison de dire "il n'y a pas de nature
de Dieu". Les anciens le savaient bien. Ils disaient que Dieu est
à la fois essentiel, supra-essentiel, non essentiel.
La nature, c'est la loi. C'est ce qui limite. C'est ce qui force quelqu'un
à être toujours le même. En ce sens-là, Dieu
n'a pas de nature, Lui qui n'est soumis à aucune loi. Il invente
chaque jour son être, son existence et c'est pourquoi Dieu se
fait aussi en cela même qui est autre. C'est pourquoi il peut
se poser dans le temps et dans le néant. Il peut introduire en
lui le temps et le néant.
C'est ce qu'il fait quand il s'unit à l'homme Jésus.
Pourquoi cet homme ? Les Pères se demandaient pourquoi l'Incarnation
s'était produite à ce moment-là de l'Histoire plutôt
qu'à telle autre. Question absolument sans réponse et
je pense que le moment de la venue de Jésus a été
laissé au hasard de l'histoire et sans doute aussi aux prières
et à l'espérance des hommes. En s'unissant à cet
homme qu'il laisse aller à la mort, il assume donc aussi notre
mort. Il assume notre mortalité pour nous donner à nous-même
la force de la détruire et ainsi d'exister dans l'illimitation
de la vie qu'il veut nous communiquer.
Il y a place pour nous dans l'unité du Père et du Fils
pour ce même motif que c'est l'unité de Dieu et de l'autre,
en qui Dieu veut s'unit à ce qui est autre que lui, à
sa créature. Nous sommes dans cet amour singulier que Dieu porte
à Jésus comme à son Fils unique, dans cet amour
singulier nous sommes nous-mêmes pris, nous sommes enveloppés
dans cet amour et appelés à entrer dans cette intimité.
Pour nous aujourd'hui, effectivement, la Croix est révélatrice
d'une autre idée de Dieu que celle à laquelle nous nous
sommes habitués. Peut être que si nous voulons continuer
à croire en Dieu, nous devons changer d'idée de Dieu.
Un théologien juif a fait un petit livre intitulé "le
concept de Dieu après Auchwitz". Après Auchwitz Dieu
est inconcevable pour un juif, du moins le Dieu traditionnel, le Dieu
tout puissant. Alors si nous voulons continuer à croire en Dieu
il n'y a plus qu'un moyen c'est de sacrifier la puissance de Dieu, car
nous ne pouvons croire à Dieu que s'Il est amour. C'est bien
cela que la Croix de Jésus nous révèle. Ce n'est
pas un Dieu en soi et pour soi. Ce n'est pas la révélation
du tétragramme divin "Je suis celui qui suis"'. C'est
le Dieu pour nous. C'est là que Dieu nous révèle
son humanité et on ne peut parler de son humanité qui
est son "pour nous", avant l'Incarnation du Verbe.
Son humanité qui est son désir de nous, le désir
qui nous appelle à Lui, en toute liberté, sans jamais
forcer notre assentiment. C'est pourquoi la Croix est vide d'interventions
de Dieu de même que la résurrection est vide de signes
de puissance extérieure de Dieu. "Dieu s'est révélé
à des témoins choisis d'avance" dit l'Apôtre
Pierre, c'est-à-dire des témoins qui ne peuvent pas imposer
une certitude historique. Dieu ne veut être aimé que dans
la gratuité de notre amour. Dieu met sa puissance dans son amour
et la puissance de l'amour c'est sa gratuité. l'amour qui appelle
l'amour en retour, cet amour-là est un amour faible et un amour
en réalité, impuissant. La vraie puissance de l'amour
qui est conforme à la nature de l'amour c'est de ne rien exiger
de celui qu'on aime.
Je pense que c'est cela qui est la révélation de la
Croix, c'est cela qui nous affranchit du péché. Le péché
c'est ce qui nous écarte de Dieu, c'est ce qui nous empêche
de l'aimer. Ce qui nous écarte de Dieu, ce qui nous empêche
de l'aimer, c'est la peur, la peur du Père Tout-Puissant, la
peur du Père castrateur. Sur la Croix, Dieu détruit puissamment
cette peur-là. C'est en cela qu'il nous sauve, car l'appel de
son amour répandu par l'Esprit Saint dans les coeurs, cet appel
parvient jusqu'au fond de nos coeurs. Nous n'avons rien à craindre
de ce Dieu qui se manifeste dans le cri d'abandon, de déréliction
de son Fils. Nous n'avons rien à craindre de Lui. C'est pourquoi
il nous est possible de l'aimer, nous aussi gratuitement. Cette gratuité
de l'amour inclut même le doute que nous pouvons avoir.
Qu'en sera-t-il quand nous serons renvoyés au silence des galaxies.
Il n'y a pas de réponse de certitude à cette question.
Il n'y a que la confiance de l'amour. Je crois qu'il faut penser l'absence
de Dieu aussi dans cette dimension cosmique où il nous est si
difficile de loger notre relation à Dieu. Notre relation à
Dieu est l'héritage du temps où nous croyions que les
dieux venaient sur la terre s'occuper des humains pour réclamer
leur tribut, pour réclamer leurs hommages.
Notre foi en Dieu est née du temps où nous croyions
que tout l'univers tourne autour de la terre. Ce n'était qu'un
petit univers alors dont nous avions connaissance. Et maintenant nous
nous sentons perdus et le silence des galaxies s'appesantit sur le silence
du Calvaire. c'est là où notre foi se fait "foi".
On dit qu'aujourd'hui, on parle davantage de Jésus-Christ que
de Dieu. Mais je crois que vous avez compris dans ma réponse
que la raison de nous intéresser à Jésus-Christ
c'est bien Dieu. C'est le lien singulier que nous, nous mettons entre
Jésus et Dieu, c'est cela qui est en cause parce que, à
travers cela, c'est un certain lien de Dieu aux hommes qui est révélé
et qu'on ne trouve dans aucune autre religion.
On m'a posé la question de Paul. Les Apôtres sont témoins
de la Résurrection mais Paul ? Là aussi nous retrouvons
le jeu du hasard et de la nécessité. La nécessité,
ç'aurait été que les témoins, ce soit ceux
qui avaient vécu avec Jésus depuis le baptême jusqu'à
l'Ascension. Et puis surgit un autre apôtre qui n'a pas vécu
avec Jésus, à aucun moment et qui va si puissamment contribuer
à répandre l'Evangile hors des milieux juifs. Et c'est
sans doute à Lui que l'on doit que l'Eglise soit l'Eglise c'est-à-dire
pas seulement l'Eglise de la circoncision mais aussi de l'incirconcision.
Là, il y a quelque chose de très beau. On pourrait trouver
des analogies dans l'Evangile : ceux qui ensevelissent Jésus,
ce ne sont pas ses disciples du jour mais ses disciples de la nuit.
Les premiers annonciateurs et témoins de Jésus Ressuscité,
ce ne sont pas les disciples, ce sont les femmes. On voit beaucoup de
choses de ce genre qui nous montrent la grande liberté avec laquelle
Dieu conduit son projet car je ne crois pas qu'il le conduise par des
interventions dans le cours de l'histoire.
Je crois que ce qui conduit aujourd'hui le projet de Dieu c'est l'appel
d'amour et de liberté qu'il a lancé dans le cosmos tout
au début de la Création. Ionas dit que Dieu nous a tout
donné à ce moment-là et qu'il n'a plus rien à
nous donner, sur ce point-là je le suis.
Seulement sur ce point là car Ionas ne prête pas de projet
à Dieu et je ne vois pas comment on peut dire que Dieu est amour
s'il n'a pas un projet qui nous concerne. Mais pour en parler nous sommes
aidés par le concept d'Incarnation. Ce concept d'Incarnation
que je n'entends pas de façon dogmatique mais qui signifie "Dieu
avec nous".
QUESTION.
* Quand on regarde l'histoire de la science, on a cru jusqu'à
une époque reculée qu'on pouvait toucher la vérité,
qu'on pouvait dire : la nature, c'est cela. Pour la théologie
il me semble que c'est un peu pareil. Dans l'histoire des sciences on
a pris conscience que la réalité nous échappe.
Nous avançons vers la réalité en reculant. C'est
un peu comme une statue transparente. Pour la voir, il faut l'habiller,
mais comme on ne connaît pas la forme on ne sait pas comment mettre
les habits. Alors on essaye. Et peu à peu on met des habits et
on finit par voir la silhouette de la vérité. Mais ce
qu'on voit ce n'est pas la vérité, c'est les habits qu'on
a mis dessus. Autrement dit, on dit des choses. Ce n'est pas forcément
idiot mais ce qu'on voit, c'est ce qu'on a dit, nous. Et il arrive un
moment où on se dit "ça ne va pas du tout" et
où il faut abandonner cela.
Dans la vie spirituelle, c'est pareil. Nous avons besoin pour prier
d'une certaine représentation à la fois rationnelle et
affective de Dieu. Et comme nous grandissons, il arrive un moment où
cette représentation ne marche plus. Et on est dans le désert,
dans la solitude que connaissent beaucoup de mystiques. Je crois que
là il y a une démarche fondamentalement pascale, qu'il
faut quitter quelque chose pour aller vers autre chose dont on n'est
pas tout à fait sûrs. Je pense que pour les définitions
du dogme, c'est pareil. Ils ont été dits dans certaines
circonstances. C'est ce qu'on disait de mieux à ce moment-là.
Et puis il arrive un moment où il faut abandonner que la terre
est plate, ce qui n'était pas idiot à l'échelle
de Chatenay-Malabry.
REPONSE
Ce n'est pas seulement une question de trouver ou d'élaborer
d'autres définitions. C'est une autre notion de la vérité
et de la connaissance de la vérité, de la conscience que
nous avons des voies d'accès à la connaissance qui est
en cause. C'est cela qui change les choses. Dans le dogme on s'est toujours
préoccupé de donner des définitions objectives
mais on ne s'est pas beaucoup préoccupé de la connaissance
elle-même de la vérité qui maintenant est devenue
préoccupante. C'est elle qui oblige à un autre langage.
Ce n'est pas qu'on découvre autre chose ou qu'on contredit les
dogmes. Simplement on pense différemment. L'idée que la
pensée est constituée par la temporalité est une
acquisition récente, les anciens ne l'avaient pas.
QUESTION
* Comment Dieu-Amour vit-il avec le mal ? Il y a des gens qui veulent
personnifier le mal. Mais je suis loin de cela.
REPONSE
Cela appartient à l'imaginaire religieux. Le dualisme est profondément
ancré. Le Christianisme comme le Judaïsme a refusé
une dualité de Dieu mais on a trouvé un succédané
au dieu mauvais avec le diable. Si Dieu est comme nous, il doit vivre
très mal avec l'existence de ce mal. La seule réponse
chrétienne qu'il y a au problème du mal c'est que Dieu
souffre avec nous. Cela aussi oblige à modifier très radicalement
nos conceptions de Dieu. Dieu souffre avec nous pas simplement parce
qu'il a quelque part là-haut pitié de nous dans son ciel,
mais il souffre de nous, il souffre du temps. L'amour est toujours une
souffrance. Dire que Dieu aime c'est dire qu'il est vulnérable
à la souffrance. S'il ne l'est pas, il n'aime pas.
QUESTION
* Comment concilier l'immuabilité de l'être de Dieu avec
votre théorie sur l'Incarnation. Comment comprendre l'origine
du Verbe qui, devenant Fils, paraît dépendre de la Création
du monde et de l'histoire humaine ?
REPONSE
Si la théologie consent à se faire dans l'Evangile et
non dans la métaphysique, elle se construit nécessairement
dans le temps puisque l'Evangile est un récit, donc de l'Histoire.
L'une des nouveautés de la théologie contemporaine c'est
de renoncer à l'idée de l'immuabilité et de l'impassibilité
divines, idée qui s'accorde très mal avec toute l'économie
de l'Incarnation. J'ai eu moi-même de la difficulté à
rendre compte de la relation de Jésus à Dieu en partant
de l'Histoire. La réponse c'est que c'est Dieu lui-même
qui vient à l'Histoire et Jésus ainsi trouve Dieu dans
l'Histoire même, mais une Histoire qui était en marche
vers Lui.
Saint Paul fait cette remontée du premier-né de la résurrection
au premier-né de la Création. Premier-né de la
Création pour la même raison qu'il est premier-né
d'entre les morts. Il ne le fait pas en préjugeant une existence
éternelle de Jésus mais simplement sur la base de sa victoire
sur la mort. Jésus entre dans l'unité avec Dieu parce
que Dieu lui-même entre dans la mort, entre dans le temps en se
livrant à l'Histoire.
C'est l'idée d'un Dieu vraiment proche de nous et au fond,
est-ce que ce n'est pas cela que toute la révélation tend
à nous apprendre. "Je suis un Dieu qui s'approche"
dit Dieu dans Jérémie. C'est un Dieu qui parle à
l'homme et les analyses du langage montrent que le langage qui est la
supériorité de l'homme sur l'animal est aussi sa faiblesse
car, par le langage, vous livrez votre existence à autrui et
vous dépendez de lui. Si autrui ne vous répond pas, vous
n'existez pas.
Un théologien juif disait pendant la première guerre
que Dieu en s'adressant à Abraham a couru un grand risque. C'est
peut-être cela qu'il faut penser. Ne pas partir avec notre idée
d'un Dieu qui sait tout d'avance, qui a tout prévu, tout boulonné,
tout vissé mais un Dieu qui, lui-même, se livre au hasard,
un Dieu qui accepte de se défaire même dans le temps, un
Dieu tout proche de sa créature. Un point trés caractéristique
de la théologie contemporaine c'est de penser Dieu dans le temps
et le temps en Dieu, de même que de penser la mort en Dieu. Cela
toujours à partir d'une méditation sur la Croix. Je crois
que cela nous conduira à une théologie nouvelle qui ne
fait encore que balbutier.