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Conférences 1999

 
 
Le Père Intime
 
 
Conférence de Blaise Ollivier
 
 
27 novembre 1998 
 
     
 
Introduction

Je mentionne que je suis prêtre, pour expliquer un peu que le niveau où je vais me placer, qui est le niveau du psychanalyste fait apparaître un certain nombre de composantes de ce qu'on appelle "le père" et je suis très préoccupé de savoir comment cela peut s'articuler avec la révélation du Père quand Jésus parle de son Père.

Après les témoignages qui viennent de m'être donnés, pardonnez-moi si je fais descendre le niveau. Je dis descendre le niveau parce que les uns et les autres, vous avez parlé d'un père réel, présent ou absent, avec des qualités ou des défauts, mais c'était un être réel. Et moi, je ne vais pas vous parler d'un être réel. Le titre "le père intime", ça veut dire que il y a "du père" partout dans la vie, mais ce qui s'inscrit en nous, c'est "du père" tel que nous l'interprétons. Ce que nous sentons, ce que nous nous représentons, je ne pense pas que ce soit le père réel. J'entends bien entendu, sur le divan, des gens me parler du père, de la mère. Je crois ce qu'ils me disent, mais je prends ce qu'ils me disent comme l'expression de ce qui est en eux et non pas comme l'expression de la réalité.

Donc je vais me mettre à cet endroit du vécu.

Les fonctions/père

Certainement que l'enfant, dès qu'il arrive au monde, son problème c'est d'exister, d'être. C'est de vivre. Il faut bien qu'il demande. Alors il demande à ceux qui sont là, et ceux qui sont là, c'est "du parent", c'est "du père", c'est "de la mère". L'histoire personnelle de l'enfant, c'est l'histoire d'une demande adressée. Le père répond, mais ce qui s'imprime dans l'enfant, ce n'est pas très exactement ce que le père a donné. C'est l'impression que l'enfant en a.

Je vous demande de participer à l'hypothèse que je prends pour accéder à ce père imaginaire, ce père imaginé, ce père pressenti, ce père vécu. Je vous demande comme hypothèse d'admettre que, en gros, notre devenir passe par un certain nombre d'étapes cruciales. Chacune de ces étapes, c'est, d'une certaine façon, un problème à résoudre et la solution, c'est l'acquisition de quelque chose à partir de quoi on peut continuer sa route. En somme, l'hypothèse, c'est que, depuis notre enfance, nous aurions connu un certain nombre de révolutions, de changements de régime. Alors évidemment, ce sont des changements de régime psychiques, intimes. A chacun de ces changements déterminants, il y a eu du "père". Le père a joué un certain rôle et c'est ce rôle qui se déploie au cours d'une vie que je voudrais essayer de schématiser, de faire apparaître d'une manière forcément un peu succincte. Je vais appeler cela "les fonctions père".

Ce n'est donc pas le père en chair et en os, mais ce sont un certain nombre de fonctions qu'il a dû exercer et que nous avons intériorisées. Je pense ainsi faire un peu apparaître que ce qu'il en est "du père" intériorisé est un élément complètement constitutif de notre réalité. Nous sommes vraiment "du père". Cela a une signification philosophique, cela a une signification anthropologique, à savoir qu'un être humain, le moi, n'est pas du tout, comme certains le croient, une sorte de monade. Nous ne sommes pas du tout une entité close. En réalité, nous sommes un noeud et un foyer de relations. Nous sommes fondamentalement relatifs à "du père" et à d'autres choses. C'est cette relation à "du père" que je vais essayer de traiter ce soir. Je vais faire apparaître rapidement un certain nombre de moments-clefs qui sont autant de problèmes vitaux à résoudre pour continuer d'exister et je tâcherai de montrer à chaque fois comment une fonction-père va se constituer pour que nous puissions nous constituer.

La naissance

Le premier problème à résoudre, c'est de venir au monde. Je ne parle pas du rôle du géniteur quoique, après tout, les psychanalystes disent que nous avons en nous quelques traces de ce qu'on appelle la scène primitive, c'est-à-dire la relation entre les parents dont a résulté le commencement de notre existence. Il semblerait, que dans l'inconscient, il y ait quelques traces de cette scène (on se demande vraiment comment d'ailleurs). Ce qui s'inscrit c'est que, à l'origine, dans l'acte qui va déterminer mon existence, je suis exclu. Ce qui est un peu tragique dans la scène primitive, c'est qu'il se passe des choses très graves pour moi et on ne m'a pas consulté. Il y aurait déjà, à l'origine, une espèce de trace d'un père excluant, qui prend des décisions graves sans me consulter, sans me demander mon avis.

J'arrive à une autre étape que je vais appeler la vraie naissance. La première naissance : le bébé, le nourrisson sort du lieu où il a été élaboré, il sort du corps de sa mère. En réalité, c'est-à-dire psychiquement, il n'est pas si sorti que cela. S'il vit, s'il survit, c'est parce que la mère bien qu'elle l'ait d'une certaine façon, expulsé, le retient et le conserve par un système psychique fusionnel qui fait qu'elle est l'interprète des sensations, des perceptions de ce petit corps du bébé si bien que, s'il y avait quelque anomalie, c'est elle qui va en décider. Ce n'est pas le bébé qui va prendre le téléphone pour appeler le médecin. Donc c'est elle qui va pouvoir sentir ce qu'il en est.

Donc, dans un premier temps, l'enfant n'est pas véritablement sorti de sa mère, heureusement pour lui. Dans cette phase, cette phase très fusionnelle, se constitue un premier réservoir fondamental pour avoir le goût de vivre et qu'on appelle le narcissisme. Ce narcissisme est le point de départ d'une première activité intime, d'une activité fantasmatique, imaginaire, dans laquelle le bébé se prend pour le centre du monde et est complètement convaincu de sa toute-puissance. Excusez mes expressions, la conviction d'un nourrisson, je ne sais pas si c'est très approprié, mais je veux dire que sa première vie psychique le met dans ce que nous appellerons plus tard, le sentiment de la toute-puissance. Vous vous rendez compte : l'estomac est vide, il ressent une aigreur, il braille et voilà tout d'un coup qu'on se précipite et que le lait arrive ; quelque chose de chaud lui coule à l'intérieur et le voilà qui passe soudainement de la panique à la béatitude. Et comment il a obtenu cette transformation du monde ? Par un cri. Ne nous étonnons pas qu'il ait ce sentiment de la toute-puissance. Il règle les mouvements essentiels de l'univers. Ce narcissisme pendant un temps, convient bien à la mère et au bébé. Le père, on n'en parle pas.

Au bout de quelque temps, la mère commence à trouver que ça fait quand même beaucoup. Elle se découvre quelques centres d'intérêts un peu différents de ce petit nourrisson. Disons que d'une certaine façon, elle sort de son rêve et la réalité commence à lui donner des signaux qui l'attirent. Elle cherche à prendre un peu la distance. Alors voilà le premier problème à résoudre : comment sortir de ce paradis, comment sortir de cet univers complètement maîtrisé sans être dans la déréliction et dans le sentiment de l'abandon.

Le père/séparateur

Ce problème doit être résolu parce que, pendant que la mère commence à avoir un peu besoin de se détacher, le nourrisson qui commence à se développer, a aussi un peu envie de mettre le nez à la fenêtre. Mais il est retenu par le fait qu'on ne peut pas savoir comment se séparer n'est pas tout perdre. Et ici, le père est convoqué. Le père ou tout ce que vous voudrez "du père", enfin n'importe quoi qui en fasse le fils, c'est-à-dire quelqu'un qui ne soit pas la mère et qui soit le partenaire de la mère pour lui dire "en effet, ça suffit commence à te détacher un peu !" Alors voilà la première fonction qui va se constituer : c'est la fonction du séparateur. Le père, c'est quelqu'un qui va séparer l'enfant d'un univers où il était le roi. Et donc, il va être convié à perdre quelque chose d'un privilège pour aller ailleurs.

L'important est que ce rôle soit vécu comme bénéfique. Pour que ce rôle du séparateur soit effectivement un rôle vivifiant, il faut qu'il s'accompagne de quelque chose de l'ordre de : "oui, je te mets un peu à l'écart, il faut que tu fasses place à d'autres, mais n'aie pas peur, c'est possible, tu le peux !" Il faut qu'il soit consolant, qu'il soit un élément de réconfort. Au fond il faut qu'il témoigne de : "ça te paraît impossible, mais tu y arriveras !" Le problème, c'est le narcissisme. La sortie de la fusion fait courir au bébé un risque grave qui est l'hémorragie narcissique. "Comment, je ne suis plus tout ! Je crie et elle n'est pas encore là ! Je l'attends et elle n'arrive pas ! Elle m'échappe !" Eh bien, c'est tragique pour un nourrisson. C'est une blessure narcissique. Il ne faut pas que la blessure devienne une hémorragie. C'est là où la fonction père/un bon séparateur réconfortant est l'élément qui fait qu'on supportera la blessure, puisqu'elle est inévitable, elle ne se transformera pas en grave lésion. Il faut donc maintenir le narcissisme, comme ressource fondamentale, pour avoir du goût à vivre et l'envie de continuer d'être.

En tant que sociologue, je dirai ceci : nous sommes dans une société de changement et nous sommes tout le temps en train de dire aux gens "sortez de votre paradis et acceptez l'inconnu !" Et je trouve qu'il y a beaucoup de gens très doués pour jouer le rôle de la séparation, c'est-à-dire de la condamnation du lieu dont nous venons en faisant l'apologie du lieu où nous allons. Il n'y en a pas beaucoup qui, jouant le rôle du séparateur, acceptent de jouer le rôle du consolateur, c'est-à-dire de celui qui assure fondamentalement qu'on a la force d'y aller, qu'on a la possibilité d'y aller et que narcissiquement on continuera à être suffisamment alimentés pour ne pas y perdre le goût de ce qu'on fait et de ce qu'on devient. Il y a un problème, ici, qui est intéressant au plan social.

La frustration

Deuxième étape : il va falloir que le bébé apprenne ce qu'il en est de la réalité, c'est-à-dire de la frustration, c'est-à-dire de quelque chose qui ne répond pas d'une manière absolue au désir que nous en avons. Le problème est assez redoutable et il faut bien admettre que cela ne pourra pas se passer très bien. Le problème c'est : comment être mauvais, sans être détesté ? Si vous êtes frustré, à moins que vous soyez un abruti de la dernière heure, vous allez le sentir et ça ne peut pas vous donner des idées roses. Donc la frustration va faire que vous êtes habité par des sentiments, des impatiences, des colères, enfin toutes sortes de choses que personne ne peut trouver tellement bon. Alors, ça y est, je deviens mauvais et si je suis mauvais, comment ne pas être rejeté ? D'autant plus que le talent des parents, c'est de faire croire aux enfants qu'il faut être bon pour être aimé. C'est un vrai problème : comment être mauvais sans se faire mettre à l'écart ?

La première réponse à ce problème réellement grave est une réponse désastreuse et pourtant inévitable. La première réponse est calamiteuse. C'est ce qu'on appelle "le clivage", à savoir "puisque je suis envahi par des sentiments mauvais, par des choses détestables, je vais me couper en deux, une partie de moi, c'est satanique, diabolique, détestable et une partie de moi, c'est angélique, c'est parfait". Pendant un temps, le bébé s'installe dans ce système psychique qui consiste à être tout le temps dans la douche écossaise. Il passe sans aucune espèce de transition d'être quelqu'un de complètement souriant, enjoué, chantant à quelqu'un de prostré, envahi par un sentiment qui lui donne l'impression qu'il va se faire détester et qu'il est perdu.

On a fait des observations sur les comportements, les jeux même de ces petits enfants. L'exemple très célèbre de Freud, c'est l'exemple de la bobine : c'est un petit garçon qui fait partie de la famille de Freud (c'est comme ça qu'il s'en est aperçu) qui ne supporte pas, sans une rage intérieure, que sa mère ne soit pas là quand il en a envie. Or, il lui arrive d'aller faire des courses et elle ne revient pas spontanément dès que l'enfant se sent envahi par des choses épouvantables.

Pour supporter son angoisse, il avait trouvé le jeu de la bobine. Il prenait une petite bobine avec un fil et il la lançait sous un meuble. Il ne la voyait plus et quand il ne la voyait plus, il poussait un petit cri qui inquiétait Freud parce que sur le visage de l'enfant, c'était vraiment la terreur, c'était la panique. Et quand il était au fond de son angoisse, il tirait sur la ficelle, la bobine réapparaissait. Alors, tout d'un coup, c'était l'enthousiasme, une exclamation tout à fait heureuse. Mais la mère était toujours en train de faire ses courses. Alors, il reprenait sa bobine, il la rejetait sous le lit. Et Freud était impressionné et se disait "quand même, cette économie psychique, qu'est-ce que c'est coûteux !" Pour se sortir de l'angoisse, il faut qu'il se prenne pour complètement sauvé et comme ça ne tient pas, alors il se replonge dans l'angoisse. Freud assistait à ce clivage : tout bon, tout mauvais.

C'est tellement profond qu'il en reste la tendance manichéenne. Vous avez des gens qui, même à l'âge adulte, ont des manières de se représenter les choses en tout bon ou tout mauvais. Et on a dans les entreprises des traitements de ce genre. Tant que vous rendez service, vous êtes fantastique, vous êtes merveilleux, on vous fait des compliments. Puis, tout d'un coup, vous n'êtes plus tout à fait ad hoc pour le poste, vous êtes jeté, vous ne comptez plus. C'est une trouvaille qui a été inventée vers l'âge de deux ans.

Effectivement, ce n'est pas du tout souhaitable économiquement parce que l'enfant de cette période-là n'est jamais un enfant heureux. C'est un enfant exalté ou angoissé, mais qui n'arrive pas à se stabiliser. Heureusement, cela ne dure pas longtemps et le problème devient: comment articuler et relier dans un même être le côté diable et le côté ange, le bien et le mal ? Le clivage, c'est le moment où le père est un être instable, de temps en temps terrorisant, et de temps en temps merveilleux. L'enfant n'aime pas cette période. Regardez les dessins affichés. Les enfants ont complètement refoulé le père terrorisant. Le père est toujours gentil. Il n'y a aucune trace du moment où il était un objet de terreur.

Le surmoi

Comment articuler ces deux choses qui, tant qu'elles sont clivées rendent la vie vraiment insupportable ? Comment avoir un seul "moi" avec des moments bons, aimables et des moments insupportables ? La réponse, l'acquisition psychique, tout à fait fondamentale, c'est l'acquisition du sur-moi. Grâce au surmoi que notre père nous a permis d'acquérir, nous pouvons nous sanctionner nous-mêmes. Comme j'ai intériorisé en moi-même un père qui me condamne, quand je fais quelque chose qui n'est pas bien, je peux m'autocensurer et je peux m'adresser des reproches. Ce n'est pas du dernier confort, mais c'est moi. Il vaut quand même mieux se faire des reproches à soi-même que de les subir d'un autre.

C'est un succès formidable par rapport au clivage parce que dans le clivage, on ne sait pas qui on est, tandis que là effectivement, on est obligé de se faire des reproches, on se sanctionne, au moins on est un moi articulé. Ceci dit, ce n'est pas tout rose parce que ce qui fait que l'enfant intériorise cette fonction/père qui est d'être "sur" moi, plus fort que moi, au-dessus de moi, c'est quand même le sadisme, c'est-à-dire que le père qui, en effet, permet à l'enfant de supporter la frustration qu'est la réalité, c'est un père qui utilise de quelque façon, ses possibilités de sadisme et constitue dans l'enfant un mode de relations par le masochisme.

Le masochisme

Quand l'enfant est exaspérant, le père, non sans quelque plaisir, lui fait sentir qu'il est quand même un petit morveux et que ce n'est pas lui qui va décider du sort du monde. Et il le lui fait comprendre d'une manière telle que l'autre se dit "oh, là, là, au-dessus de moi, il y a du surmoi et je me prends ça !" Mais en même temps il se prend la capacité de relations sado-masochistes. Par le masochisme, l'enfant va pouvoir supporter qu'on lui signifie périodiquement qu'il est inférieur, qu'il est petit, qu'il ne sait pas, qu'il exagère, qu'il emmerde tout le monde. Mais il va pouvoir intérioriser tout cela parce qu'il va s'apercevoir que, après tout, il y a du plaisir à souffrir. Il y en a qui vont un peu loin d'ailleurs.

Quand le parent particulièrement énervé commence à sanctionner ou même à frapper, l'enfant lui répond "tu peux toujours taper, je ne sens rien !". Le masochisme, c'est la ressource dont l'enfant s'équipe pour pouvoir dominer celui qui le domine. "Oui, tu es plus fort que moi, mais je m'en fous ! tu peux y aller !" c'est-à-dire, par où tu me domines, moi je te domine, c'est ça le sado-masochisme. C'est pas très glorieux, mais si vous n'avez pas cela, vous n'avez pas de surmoi. Et si vous n'avez pas de surmoi, vous avez des clivages et ça ne va pas mieux.

Je sais que la psychanalyse n'est pas toujours en train de chanter la gloire de l'homme. Mais les enfants, ils admirent tous le père parce que c'est un sportif. Eh bien, les grands sportifs sont tous des grands masochistes parce que, pour s'imposer le traitement absolument effarant qu'ils s'imposent pour gagner une demi-seconde de je ne sais trop quoi sur le champion du monde, ils se font souffrir d'une manière telle que, franchement, on se demande ce qui leur a pris. Ils ont plus de capacités masochistes que les autres. Donc, ça peut servir. Quand ça va mal, il faut le supporter. C'est par nos ressources de masochisme qu'on supporte quand même des choses qui ne sont pas très supportables. Il vaut mieux quand même ne pas en supporter trop. Il faut garder la possibilité de dire que ce qui n'est pas tolérable n'est pas tolérable. Donc il ne faut pas être trop masochiste.

Le père/consolateur

Pour que cette fonction/père qui est donc de faire intérioriser du surmoi soit bonne, de même que pour qu'il soit le bon séparateur il faut aussi qu'il soit le bon consolateur, pour qu'il soit un bon surmoi il faut qu'il soit aussi quelque part le porteur de la loi. Or la loi, ce n'est pas sadique. A quoi l'enfant va-t-il sentir que la supériorité et la domination du père ne sont pas insupportables ? C'est quand il va sentir que le père, lui aussi, se déclare soumis à la loi et que donc la loi n'est pas l'arbitraire de son bon vouloir, n'est pas l'abus de sa supériorité, mais quelque chose d'autre et que le père lui-même s'incline devant la loi. Il y a un Dieu et le père lui-même se met à genoux devant ce Dieu.

Donc, ce n'est pas que la supériorité de mon père sur moi. C'est quelque chose d'autre. Encore faut-il aussi, pour que ce sadisme, le sadisme de la maîtrise et de la domination soit dépassé, que de quelque façon, non seulement le père soit quelqu'un qui sait dire la loi, mais quelqu'un qui doit pouvoir sentir qu'il aime cela,(ce n'est pas une histoire de faire un discours). S'il est tout le temps en train de râler contre la contrainte, l'enfant n'a que le sadisme et le masochisme à sa disposition pour supporter le surmoi. Pour qu'il ait quelque chose de plus, il faut qu'il sente que celui qui est là, introduisant la fonction/père, aime la loi, qu'il a plaisir dans l'exercice ou le développement de la loi.

L'Oedipe

L'Oedipe, c'est un moment où se constitue une rivalité sexuelle et affective entre l'enfant et son parent de même sexe, pour la possession de l'autre parent. La possession, c'est-à-dire l'avoir à soi, l'avoir pour soi, en faire ce qu'on veut, autrement dit le séduire ou la séduire. C'est une dynamique qui commence toujours bien et qui finit toujours mal. Cela commence toujours bien parce que tout le monde s'esbaudit "ah comme cette petite fille est charmante ! comme elle est séduisante !" On ignore qu'elle est en train de chercher sexuellement à maîtriser le père et à l'emporter sur sa mère. Et comme c'est en effet très gentil, personne n'y voit rien de mal. Donc l'enfant est encouragé sur cette voie qui va le conduire droit sur une impasse insoluble.

Pendant un temps, l'enfant marque des points. Le petit garçon rentre quand il veut dans le lit de ses parents, au milieu de la nuit, sous prétexte d'un cauchemar et il s'installe entre les deux. Il ne rencontre pas beaucoup d'obstacle, un peu quand même, mais pas tellement. Il arrive finalement dans une situation qui va s'avérer intenable parce que les parents vont finir par sentir que ça commence à bien faire et vont chercher à le remettre à sa place. A ce moment-là, tout d'un coup, il va découvrir qu'il est parti dans une entreprise sans issue. Là, il va être vraiment atteint au niveau de son pouvoir affectif, il va s'apercevoir qu'il n'a pas ce qu'il faut. C'est le premier vécu de l'impuissance et c'est le fantasme déjà de la castration. Il se produit quelque chose d'analogue chez les filles. Un pouvoir qui n'est pas là et dont il ne peut pas faire la démonstration alors que l'autre, le rival, lui fait toujours la démonstration de sa puissance et de son pouvoir.

Il n'y a qu'une chose à faire, c'est se sortir de là. Comment se sortir de l'Oedipe. C'est là où il se produit quelque chose d'extraordinaire, de quasiment miraculeux. Dans la dynamique de la rivalité, l'objectif, c'était de prendre la place. A certains moments, l'enfant a pu croire qu'il avait pris la place. Donc il a tué son rival. Le meurtre symbolique dans l'Oedipe, c'est de prendre la place de l'autre. Une fois que votre place est prise, qu'est-ce que vous allez devenir ? Vous êtes éliminé. Donc c'est vrai que ça résonne psychiquement comme du meurtre. Vous connaissez l'histoire bien banale de la mère qui rentre chez elle et qui voit sa petite fille en train de se trimballer dans la maison avec ses souliers. Elle dit "qu'est-ce que tu fais ? Tu vas te casser la figure ? - "Ah mais tu sais, il faut que je m'entraîne parce que quand tu seras morte, il faudra bien que je les mette !"

Le père idéalisé

L'hypothèse de la disparition du rival dont on prend la place en mettant ses savates est tout à fait réelle au plan psychique. Donc il faut trouver une manière d'en sortir et ce que j'appelle le miracle, c'est que l'enfant va passer, et quelquefois très rapidement, de cette question du meurtre pour prendre la place à tout d'un coup, la résurrection du père, c'est-à-dire son idéalisation.

On change complètement de niveau, on abandonne la rivalité avec quelqu'un dont on n'a pas la puissance et tout d'un coup, on va devenir son rival au niveau de ce à quoi il attache de l'importance, ce qui compte à ses yeux, c'est-à-dire ses valeurs. A ce moment-là, l'enfant s'est inventé, au-dessus du surmoi un idéal du moi. C'est à ce moment-là que s'inscrit le père comme référence des grandes causes pour lesquelles cela vaut la peine de se battre. Et là, on n'est pas vaincu d'avance. Il y aura des difficultés, mais ça vaut la peine de prendre des risques et de se fatiguer pour être bon à l'école puisque ça compte pour lui. Donc on ne va plus être le rival en lui prenant sa place, on va être le rival en essayant de faire aussi bien que lui et de gagner son estime et de briller à ses yeux autant que faire se peut. Effectivement, il y aura d'autres difficultés, c'est d'en avoir les moyens. Mais en tout cas, avec l'idéal du moi, l'enfant est sorti de l'Oedipe.

Le père idéalisé est donc, d'une part, le salut pour continuer le développement de son existence et d'autre part, c'est son ambivalence qui va être une source de malaise. En effet, un idéal c'est très bien comme référence, mais ça a un envers, c'est que ça vous rend coupable parce que nous ne sommes jamais complètement adéquats à notre idéal et par conséquent nous sommes coupables de ne pas l'accomplir complètement. C'est ce que Freud a développé dans "le malaise de la civilisation" où il a dit : "la civilisation, malgré tout, quand on compare à ce qui se passerait si on laissait se développer les pulsions telles qu'elles sont, ce serait une catastrophe, donc il faut la civilisation mais ne nous faisons pas d'illusions, la civilisation, c'est le malaise. Et il faut être capable de l'assumer. Dans ce sens-là, le message de la psychanalyse n'est pas un message réjouissant, ce n'est pas un message très heureux et, en ce qui me concerne, je ne voudrais pas m'y tenir.

 

La dernière phase n'est plus de l'ordre de la psychanalyse. En ce qui est des fonctions/père, au-delà de l'idéal du moi, la psychanalyse n'apporte rien de très particulier. Or l'expérience, le fait de vivre, nous conduit plus ou moins rapidement à la nécessité de la désidéalisation. C'est-à-dire qu'on reçoit quand même un certain nombre de chocs par rapport à la réalité et on se sent entraîné dans des dynamiques, dans des manières de faire où nous assistons au fait que la réalité concrète ne peut pas s'articuler, véritablement, aux valeurs que l'on croit.

Cela me paraît particulièrement visible dans une époque qui, après avoir conquis une certaine articulation entre l'économique et le social est en train d'assister à des processus de désarticulation. Et cela ne peut pas s'opérer en toute bonne conscience. Ce n'est pas possible. On peut se durcir. D'ailleurs, la consigne qu'on entend dans les entreprises c'est "n'ayons pas d'états d'âme !" En effet, on peut faire taire un certain nombre de préoccupations mais on ne peut pas le faire en toute bonne conscience. Je crois que le vécu de l'adulte, particulièrement de l'adulte moderne, c'est d'être entré dans un univers de violence. Là ce n'est plus l'idéal du moi qui préside aux grandes décisions et aux manières de faire. C'est une épreuve redoutable où le père, précisément, est en voie de disparition parce que les grandes fonctions qu'il a mises en place, les acquis qu'il a inscrits sont en perte de vitesse, n'ont pas de pouvoir sur la réalité telle qu'on est obligé de la vivre.

Le père retrouvé

Le grand problème à résoudre c'est "comment m'autoriser au-delà de mon idéal ? Comment me faire moi-même une cohérence qui n'est pas celle que j'ai apprise ? Et comment se risquer en-dehors de ses références ? Je crois que c'est une question centrale dans la modernité et là, je ne pense pas que le père soit absent. Ce n'est plus le père ressuscité, ce n'est plus le père idéalisé et fondateur d'un idéal. Je dirai que ce serait peut-être le père retrouvé. Ce qui est là, désiré comme père, c'est un interlocuteur, c'est un accompagnateur. Au fond, fondamentalement c'est un "autre". Car si je sens que je dois me construire à mes risques et périls, moi-même ma cohérence, si je dois trouver des formes d'articulation qui ne sont pas la réalisation de l'idéal, de quoi ai-je besoin ? J'ai besoin de quelques autres pour m'en entretenir.

Le père effacé

Alors, le père qui pourrait être le contemporain de cette phase au-delà de l'idéalisation, où il n'y a plus d'idéalisation possible, sans doute ce sera un père qui construit sa présence en s'effaçant. C'est un père qui n'a plus rien à nous apprendre parce qu'il ne sait pas trop, il n'a plus rien à nous enseigner de particulier parce qu'on le sait déjà. Ce qu'il faudrait qu'il puisse nous enseigner, c'est nous-mêmes. Il va être essentiellement quelqu'un qui a pour désir de donner l'autre à soi-même.

Si je peux parler de cela, c'est parce que là, l'expérience d'être dans la psychanalyse est une expérience forte. On n'est pas père, mais on est l'endroit où quelqu'un transfère des quantités de choses qui n'ont pas été suffisamment au point en ce qui était "du père". Qu'est-ce que nous faisons ? On est censés savoir ce qui ferait que l'autre irait mieux, mais nous, on sait qu'on ne le sait pas et que le savoir de son mieux-être est dans l'autre. Qu'est-ce que nous faisons ? Rien d'autre que de chercher patiemment à trouver à quel moment il va nous dire ce qu'il en est de lui-même et comment il pourrait l'être. A ce moment-là, on va lui signifier ce que l'on a entendu, on va lui restituer ce qui est à lui.

Et je crois qu'à ce moment-là, on va être effectivement dans un rôle de père, mais qui n'en porte pas le nom. Mais il va passer une chose telle que l'autre va dire : "ah, ça va mieux, merci ! au revoir !" C'est-à-dire que c'est vraiment l'effacement qui exprime l'intensité de la présence. Pourquoi dire que c'est une présence ? Parce que on a employé toute son énergie à faire que l'autre prenne "sa" place et la trouve lui-même et que cela ne se fait pas sans présence. Cela ne se fait pas par l'enseignement, cela ne se fait pas par l'inculcation, cela se fait par quelque chose d'autre qui est "être là".

Je terminerai par une métaphore évangélique. Que faisait le Père quand Jésus mourait sur la croix ? Quand Jésus, après avoir eu ses idées sur la façon de sauver les gens, en faisant des miracles, en faisant marcher un paralytique, en ressuscitant un mort, quand, après ces événements, il s'aperçoit que ce n'est pas encore ça et que au contraire, il se heurte à un obstacle infranchissable. Il ne peut pas convaincre les gens qui ont le pouvoir, il ne peut pas convertir les gens qui disposent du Temple. Devant la perspective de sa mise à mort, il a relativement peu de temps pour, avec une pareille matière, créer un instrument de salut. Et dans la déréliction et l'angoisse où ça le met, il lui arrive en effet sur la croix de dire "mon père, mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ?"

Que fait le Père et quelle est sa présence ? Il ne fait rien, il ne dit rien, il ne répond rien, il est là. Et il est là comme quelqu'un qui est certain que, lui, est en train de réaliser le salut. En ne disant rien, il le confirme comme l'inventeur de ce qui va apparaître comme résurrection. Cette métaphore me fait penser que, effectivement, ce n'est pas l'effacement, ce n'est pas le silence, ce n'est pas "ne rien faire" qui est "n'être pas là". Je crois que je peux terminer par là : une des vraies fonctions du père, c'est d'inventer cette manière de présence dans l'effacement qui prépare la place de l'autre et qui constitue justement cette relation de l'autre : l'altérité. Je crois que au-delà de l'idéal du moi et quand les idéaux ne sont plus possibles comme références pour changer la réalité, qu'est-ce qui reste, qu'est-ce qui doit apparaître ? L'autre, l'altérité, la relation des uns aux autres, se parler. C'est le bon moment pour me taire.

Débats

Qu'en est-il de la structure mono-parentale ?
Je n'en sais rien mais j'imagine que si vous avez posé cette question, c'est parce que vous avez conservé cette idée que le père est un père réel. Or, j'ai essayé de prendre la précaution au début de dire que ce qui se passe dans l'enfant, c'est ce qu'il interprète de la réalité, mais pas la réalité. Et voilà pourquoi j'ai employé non pas le père, mais les fonctions/père. Ces fonctions selon les étapes, selon les problèmes à résoudre, ont besoin d'être exercées. Mais cela ne préjuge pas en effet de l'individu qui va les exercer. On dit "père" parce que c'est commode, mais il faut surtout dire que c'est la fonction et que quelqu'un d'autre peut tout à fait l'exercer. Cela peut être la mère, ça peut être une femme, ça peut être un frère aîné, ça peut être une soeur. L'important, c'est que la fonction s'exerce pour que, au problème vital, une solution soit trouvée et que la constitution de l'être continue de se produire.

Est-ce que la psychanalyse s'intéresse au rôle du père comme "témoin" avant la naissance de l'enfant?
Je dirai que la psychanalyse s'intéresse au désir. Par exemple si le narcissisme est tellement intéressant, c'est parce qu'il est le désir de vivre. Le père, je le vois comme quelqu'un qui désire que l'enfant soit. C'est peut-être la dimension du père la plus analogue à ce que nous croyons de Dieu, comme celui qui en tant que créateur, désire que nous soyons

Vous avez posé des questions sur la valeur de ce que je vous ai dit pour la relation à Dieu. S'il s'agit de relation à Dieu, il faut pouvoir s'intéresser aux deux partenaires de la relation. Il est évident que comme psychanalyste on ne va rien dire sur Dieu. On dit quelque chose sur celui qui croit en Dieu. Pour moi, ce que cela fait apparaître, c'est : comment pouvez-vous faire pour que ce que vous pensez de Dieu soit indemne de ce que vous sentez du père ? Comment pouvez-vous faire pour que, indépendamment des fonctions/père qui nous ont constitués et qui continuent de nous constituer, il n'y ait aucun effet sur les représentations que nous pouvons nous faire de Dieu, dès l'instant que la Parole révélée le désigne comme Père. Je suis convaincu qu'il se produit des contaminations.

A quoi ça sert tout ce qu'on peut dire sur la base de l'expérience psychanalytique ? Cela sert peut-être à nous aider à déconstruire un certain nombre d'articulations trop fortes que nous aurions faites entre telle mésaventure de notre constitution personnelle et Dieu. On peut très bien enkyster la notion de Dieu avec le surmoi. C'est la chose la plus banale qui soit. Pour beaucoup de gens, Dieu fonctionne exactement comme le surmoi. Il est un peu sadique. Il vous demande de vous sacrifier. Il vous demande de vous incliner. Il vous rappelle que c'est lui, le maître et que c'est lui qui domine. Cela, c'est tout à fait la structure du surmoi.

Je crois qu'une des dynamiques fortes de la conversion à l'Evangile, c'est de pouvoir déconstruire ces mélanges qui se sont faits en nous et qui se sont faits d'autant plus qu'on nous a parlé de Dieu alors que nous n'étions encore que des enfants, c'est-à-dire à des âges où nous n'avions sans doute rien d'autre que le surmoi pour faire le lien avec ce qu'on nous racontait. Il arrive forcément un moment où il faut revisiter tout ça et je crois que l'analyse peut aider à cette déconstruction. C'est pour cela que j'ai évoqué à la fin ce que faisait le Père quand le Fils mourait.

Personnellement, ce que j'aime, c'est avoir un rapport avec Dieu comme un interlocuteur, comme quelqu'un qui ne prend pas ma place, qui n'est pas plus fort que moi sur tous points. Je suis convaincu que, quand je lis l'Evangile, il m'arrive de trouver des choses qui n'étaient sans doute pas dans l'esprit de Jésus de son temps. Je ne me sens pas pour autant supérieur à Lui, mais je ne me sens pas non plus interdit de penser des choses qui ne lui sont pas venues à l'esprit. Je trouve que c'est comme cela que ça se passe quand on est avec les autres.

Ce qui est vraiment profitable, c'est que chacun apporte un élément inconnu de l'autre et que on mette ça en commun. Je pense que Dieu a consenti à être parmi nous "un Autre" et qu'il faudrait pouvoir réviser tous nos désirs de pouvoir, pour avoir avec lui, tel que je l'imagine, une relation vraiment vivante. C'est très difficile de déconstruire la relation de pouvoir parce que presque tout nous y ramène. La puissance de Dieu ne me sert pas beaucoup à interpréter les événements. Sa présence, c'est tout autre chose. Mais ce n'est pas une présence de domination, à mon avis. Mais ne me prenez pas pour une autorité sur cette question. Nous sommes tous des égaux et il faut que nous parlions ensemble. Si j'ai quelque chose à dire c'est : "qu'en est-il de se parler vraiment les uns avec les autres ?

Vous demandez ce qui arrive quand on rate une étape. C'est très dommageable. Mais je pense que personne n'a bénéficié parfaitement d'un passage d'un régime à un autre dans des conditions idéales. Ce n'est pas crédible. La mésaventure, ça fait partie de l'histoire de chacun. Si je suis devenu psychanalyste, c'est parce que dans ma propre histoire, il a dû se passer certaines choses si bien que j'éprouvais un besoin profond d'aller y voir de plus près, avec des moyens plus appropriés.

Je crois qu'on est nombreux à être porteurs comme cela d'accidents de parcours. Et qu'est-ce qu'on fait ? Eh bien, on va y voir ! La plupart des gens disent "comment je pourrais bien m'en sortir ?" Ma réponse est généralement "commencez par y entrer ! En y entrant, vous trouverez peut-être la porte de sortie !" Je crois que ce qui est mauvais, c'est le déni, tous ces gens qui vous disent, quand on commence à aborder un problème, "mais pas du tout, ça va très bien comme ça !"

Cela, c'est la catastrophe. C'est la dernière chose à faire. Il faut écouter à l'endroit où ça souffre et c'est peut-être comme cela qu'on pourra trouver du remède. On est tous sujets à souffrir. Donc il faut y remédier, avec les moyens du bord, en souhaitant de trouver des gens compréhensifs autour de nous pour nous aider les uns les autres. L'analyse n'est pas inutile, ce n'est pas non plus la panacée universelle.

Dieu est-il Père ou Mère ? Cela dépend des époques. Si vous lisez le livre de Jacques Maitre, sur Thérèse de l'Enfant Jésus, vous trouverez beaucoup d'éléments historiques qu'il a collectés pour montrer qu'elle s'inscrit dans une forte tendance de féminisation de Dieu. Il y a une tradition dans ce sens. Je crois que nous sommes contemporains en effet d'un fort développement de ce courant où Dieu serait plutôt mère que père. Ce n'est pas une vérité théologique. C'est une observation que les gens s'adressent à Dieu volontiers comme à une mère.

Pourquoi la psychanalyse ne dit rien de la fonction/mère et ne s'en occupe pas ? Parce que la mère, en quelque sorte, on sait très bien qu'elle est l'origine de l'enfant. Vous savez que, juridiquement, c'est assez difficile de prouver que le père est père. On croit ce qu'il en est dit tandis que, pour la mère, c'est tout à fait certain. Donc la mère est forcément là, ce qui est plus délicat, c'est de savoir ce qu'il en est du père. Et effectivement, c'est cela qui est l'objet de recherche en psychanalyse.

Vous avez posé une question sur l'amour. Je vais la joindre à ce qui précède. Pour vivre vraiment sa vie, il faut sortir de la mère. Le problème est là. Pour aimer vraiment, il faut se dégager d'une certaine façon d'être aimé. Tout le monde parle de l'amour et tout le monde le vit et cela peut être complètement mortifère. La question ce n'est pas de savoir s'il y a de l'amour ou s'il n'y en a pas. L'essentiel, c'est de savoir ce qui se passe entre un être et un autre.

Moi je passe mon temps à entendre des gens qui sont aimés complètement de travers, qui sont passionnément aimés et qui ne peuvent pas en vivre et qui ne savent pas comment s'en dépêtrer. La vraie question, c'est la relation entre un être et un autre être. Et ce qu'il faut arriver à comprendre, c'est comment s'opère la différenciation de telle façon qu'elle constitue un "entre nous" qui nous fait vivre. Quelle est la différenciation qui va rendre possible dans cet espace de différence de créer du lien qui va être porteur de vie ? Pour cela, il faut évidemment partir de la mère et du père, mais il faut arriver à ce que ce soit l'être lui-même qui émerge de toutes ces relations. C'est pour cela que la question du père, comme accompagnateur de la différenciation, est une question-clef complètement déterminante.

Question sur "présent et effacé". Je croyais que c'était facile à intuitionner cette idée qu'on peut être très présent, précisément dans l'acte de s'effacer. Et cela vous paraît difficile à comprendre. Pour perdre quelque chose, il faut l'avoir eu. On ne peut pas véritablement vivre la séparation de ce qui ne nous a jamais été donné. C'est évident que mes propos sur l'effacement n'ont aucun sens s'il n'y a pas eu la présence forte. Il faut d'abord, qu'à la base, il y ait une présence fortement manifestée qui s'exprime, qui parle.

Vous auriez dû me reprocher tout à l'heure non pas de ne pas avoir parlé d'amour mais de ne pas avoir parlé assez de parole. Or le Père, c'est celui qui doit faire advenir la parole, qui doit faire entrer l'enfant dans l'univers de la parole. Pourquoi les pères, ça parle pas tellement, pourquoi ça parle tellement moins que les mères ? Mais qu'est-ce que c'est que se parler ? Quelle est la manière de parler qui fait qu'on montre qu'on désire en sentir, en savoir davantage de l'autre ? Quelle est ma manière de m'impliquer, de m'exposer dans ce que je dis qui fait que vous aurez envie de me dire quelque chose de vous ?

C'est sur cette parole-là, créatrice d'intersubjectivité que les pères ne sont pas super-doués. Ce n'est pas de leur faute. C'est que, dans leur travail, on leur fait une nécessité de s'illusionner sur leur pouvoir. On leur fait nécessité de maîtriser des réalités complexes. Pour réussir ce qu'on attend d'eux, ils s'installent dans la maîtrise, malheureusement, sans doute, jusqu'à l'illusion. Alors ça devient difficile de parler parce que si vous maîtrisez tout, l'autre à qui vous parlez n'a plus rien à dire. Cela vous fait une parole informative, une parole directive, mais ça ne fait pas une parole qui sollicite l'autre à être, à désirer. C'est ce je ne sais quoi qui fait problème. Il faut sans doute déposer son pouvoir et sa volonté de maîtrise pour commencer à se parler les uns aux autres.

Quand je suis appelé dans une entreprise, ma raison d'être c'est de développer la communication entre les uns et les autres. Les gens commencent toujours à se parler n'importe comment, c'est-à-dire d'une manière convenue. Pour commencer, ils disent ce qu'il faut dire. Si on est pour la politique de l'entreprise, on dit toutes ses qualités, toutes ses performances. Si on est contre, on dit toutes ses réactions négatives. Il n'y a pas de surprise. Au bout d'un moment, dans un groupe, on commence à se parler vraiment.

Alors mon problème c'est : comment je vais les mettre en communication avec les autres qui sont en train de se constituer une autre parole. Je vis en permanence dans ce genre de difficulté. La maîtrise empêche la production de compréhension mutuelle et en conséquence cela compromet gravement l'agir en commun. On sent que certains n'y sont pas vraiment. Or la vraie parole intersubjective crée le désir de faire ensemble quelque chose.

Dieu père ou mère ? Je ne suis pas Dieu mais à sa place, ça ne me gênerait pas qu'on me prenne pour une mère. Enfin il faut quand même dire "Notre Père". Mais si vous pensez "Notre Mère", je ne vois pas que ça puisse faire scandale. Vous connaissez l'anecdote du Général de Gaulle. Un jour, il avait invité son curé à table et le Général dit à son curé "Vous savez, le dimanche, quand les gens chantent le Credo, à votre avis, qu'est-ce qu'ils pensent ?" Le curé ne s'est pas démonté. Il a répondu "vous savez, moi, mon rôle, c'est de leur faire chanter le Credo, ce qu'ils ont dans la tête, c'est leur affaire." Donc vous pouvez dire "Notre Père et penser "Notre Mère"

L'apprentissage du jeu

Il y a un moment que je n'ai pas raconté dans les changements de régime : l'apprentissage du jeu. L'enfant découvre qu'il a une agressivité et qu'il peut être méchant. Qu'est-ce que je vais en faire ? Moi, on me dit d'être sage, mais enfin je ne peux pas le rester tout le temps." Alors qu'est-ce qu'on va faire avec cette agressivité ? L'issue de cette question, c'est la découverte du jeu. Il y a un psychanalyste anglais qui a montré que c'était très important de faire la distinction entre le "game" et le "play". Vous avez un jeu (le game) qui est de la compétition, il y en a un qui gagne et un qui perd. Et moi, je veux être le gagnant. Cela c'est zéro pour apprendre l'usage de l'agressivité.

L'autre, c'est le play. Le parent qui est quand même le plus grand, le plus fort, se met à jouer avec l'enfant. L'enfant veut gagner et il a des impulsions qui le rendent furieux quand il voit qu'il risque de perdre. L'apprentissage du jeu, c'est constituer un climat dans lequel le père ou la mère ne vont pas s'interdire de temps en temps de répliquer à l'agression de l'enfant de manière telle que l'enfant ne va pas se sentir coupable de continuer d'agresser et de vouloir gagner. Et le but, c'est qu'à la fin, on ait trouvé quelque chose qui marche et qu'on soit incapable de discerner à cause de qui ça a marché.

L'invention de la capacité de créer en commun suppose qu'on a mis au point cette forme de rivalité dans laquelle il n'y a pas eu de gagnant ou de perdant, ans laquelle on n'a pas sanctionné une compétition ; on a simplement découvert qu'on pouvait s'arranger et faire quelque chose d'heureux ensemble. Si cela a marché, il semblerait que ce soit le déclenchement de la possibilité de créativité de l'enfant. Il osera créer.

Question sur la paternité divine : qu'est-ce que c'est que Dieu le Père ? Ce Dieu qui dit à Abraham : va prendre ton fils et va l'immoler sur le mont Horeb ? Qu'est-ce que c'est que cette paternité divine qui peut organiser la Pâque chez les papas égyptiens en leur tuant leurs premiers-nés ? Qu'est-ce que c'est que la paternité divine qui, le jour du jugement dernier, peut dire "allez au feu, maudits, pour des peines éternelles" ?

Il faut absolument que vous invitiez un jour Marie Balmary. Elle a écrit un livre là-dessus qui s'appelle le sacrifice interdit. A l'époque d'Abraham, les religions environnantes comportaient la nécessité de sacrifier un enfant pour se mettre bien avec le dieu puisque c'est le dieu qui donnait la vie. Donc il fallait sacrifier le premier-né. Abraham venait juste de quitter Ur en Chaldée. Il arrivait dans ce nouveau pays, il n'avait pas encore inventé une religion spéciale, donc il est déterminé par le contexte. Il se dit : sans doute, je dois faire cela. Et il le fait, comme les autres le faisaient. Et précisément l'intervention de Dieu, c'est de lui dire "Ne fais pas cela ! Je sais que tu veux me plaire. Mais ce n'est pas de cette façon que tu me plairas. Tu préserves le fils et tu sacrifieras un animal". Et à partir de là, Abraham était capable d'inventer une nouvelle religion sous l'inspiration directe de Dieu, qui dans sa connivence de père, refuse le sacrifice du fils.

Question sur la permanence des différentes étapes. Ces différents régimes qui sont tous des résolutions de problèmes vitaux à partir desquels une acquisition psychique nouvelle se fait peuvent être comparés à des couches géologiques superposées. Quand vous êtes à l'étage contemporain, vous ne savez plus ce qui est en-dessous. Il faut faire des fouilles pour le savoir. Cela ne se manifeste pas spécialement. Mais nous ne sommes pas en béton et de temps en temps, on a un coup dur. On peut tomber malade, on peut avoir une épreuve grave. A ce moment-là, il y a un ébranlement qui se produit et des choses très archaïques peuvent réapparaître. On peut se retrouver nez à nez avec des phases de notre vie qu'on a largement dépassées parce qu'on vient de subir un ébranlement très important. Personnellement, je ne suis pas du tout choqué par l'idée que jusqu'à la fin de notre vie, on aura besoin de faire du travail sur soi.

Dernière question
Vous parliez de la contamination que nous avons probablement suite à notre élaboration psychique à peu près faite, dans notre relation avec Dieu. Est-ce que c'est très grave ou pas ? Est-ce que ce n'est pas une condition de notre finitude et est-ce que Dieu finalement, il ne nous aime pas comme ça. Est-ce qu'il faut d'abord faire le ménage sur notre contamination pour avoir une relation avec Dieu ?

Réponse : j'adore les questions qui comportent leur réponse

Blaise OLIVIER

 
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