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Conférences 1999

 
 
Jésus, maître de prière
 
 
Conférence de Maxime Gimenez
 
 
 
 
     
 

" Seigneur, apprends-nous à prier... " (Lc 11,1)

Jésus, maître de prière

 

Alors qu’il se tenait un jour quelque part en prière, comme il se reposait, un de ses disciples lui dit: "Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean l’a appris à ses disciples." (Lc 11,1-2)

Jésus, maître de prière? Pour nous, cela va de soi. Pour les disciples de Jésus, par contre, on peut leur imaginer en ce domaine quelque insatisfaction ou frustration. Pour en savoir plus long sur la prière, ne durent-ils pas légèrement forcer la main du maître. De fait, l’un d’entre eux lui demande explicitement de leur apprendre à prier, et il précise: comme Jean l’a appris à ses disciples.

La démarche effectuée auprès de Jésus dissimule à peine une pointe d’envie, voire de jalousie. La manière dont les disciples voient Jésus absorbé dans la prière a sans doute de quoi susciter un secret désir d’avoir part à la vie profonde du maître, de le rejoindre là où il trouve son véritable repos, une fraîcheur pour son âme, une délectation pour son esprit, une consolation pour son coeur, un renouvellement pour son corps.

Mais il y a plus. Les disciples du Baptiste, eux, sont enseignés par leur maître, celui que le peuple considère indiscutablement comme un prophète venu dans l’esprit d’Elie. En Jean agit l’esprit du grand visionnaire de Dieu, de celui qui a conversé avec le Saint sur le mont Horeb et en a vu la gloire, à l’instar de Moïse.

Les disciples de Jésus, quant à eux, ne manquent pas de souffrir de la comparaison que les Pharisiens émettent entre les deux cercles spirituels. N’est-on pas venu dire à Jésus: Les disciples de Jean jeûnent souvent et font des prières, de même ceux des Pharisiens, tandis que les tiens mangent et boivent.(Lc 5, 33)

La même discipline spirituelle ne semble donc pas régner dans les rangs des deux maîtres. Est-ce à dire que les exigences de Jésus soient moindres? Y aurait-il plus de relâchement parmi les disciples du Nazôréen?

Le fait même que Jésus n’ait pas proposé d’emblée un enseignement sur la prière, à l’instar du Baptiste, est déjà un enseignement sur la prière. C’est par le mystère et par le paradoxe de sa propre personne que Jésus conduit, sans intermédiaire, ses disciples à entrer dans la pratique profonde et tout intérieure de la vie en Dieu.

Jésus ne dispense ni méthode, ni support extérieur à la pratique de la prière. Par contre, il éveille le désir spirituel de ses disciples. Il ne faut pas jeter des perles aux pourceaux (cf. Mt. 7,6); il ne faut pas conduire à la source qui n’a pas soif. C’est la grande pédagogie de Dieu au désert: susciter par tous les moyens la soif de son peuple. Moïse frappe le rocher et les eaux coulent.

Pour entrer dans la prière, il faut brûler d’un désir inextinguible, être soi-même comme le Buisson ardent, comme Élie à l’Horeb brûlant d’un zèle jaloux pour son Dieu, tout entier en aspiration et en intention vers la source du Mystère. Il faut que l’appel intérieur de l’homme se fasse aussi puissant que l’appel éternel de Dieu. Il faut que l’homme parvienne à entendre l’intensité de l’appel divin dans l’immensité de son propre appel. Il faut que fusionnent les deux appels en une seule Parole, vivante, créatrice, révélatrice et libératrice. Il faut que le cri de l’homme venu des profondeurs de son être se transmue en louange, en allégresse, en jubilation et en action de grâces.

Jésus sait se taire auprès de ses disciples; il sait se taire du silence même de Dieu. Il a l’art divin de les renvoyer à eux-mêmes et à leur propre vérité pour que, dans leur coeur, se produise une authentique aspiration à la Vérité.

Sans doute est-ce avec un certain trouble que les disciples demandent à Jésus de leur apprendre à prier, mais dans leur demande même il y a déjà une prière. Or, lorsque Jésus parle de la prière - car cela lui arrive -, il insiste tout particulièrement sur la demande en tant que telle.

Cette insistance, en effet, ne porte pas immédiatement sur le contenu de la demande, mais sur le fait d’être en état de demande, c’est-à-dire d’être en état de pleine ouverture, de réceptivité et d’aspiration. Peu importe, au départ, la qualité de la demande qui produit une telle ouverture.

Jésus est un maître de prière paradoxal

Jésus enseigne tout autant par ce qu’il dit que par ce qu’il tait, et peut-être même davantage par la manière dont il dit les choses et la manière dont il les tait.

Par dessus tout, Jésus enseigne par sa présence et, paradoxalement, transmet par son absence: ... mais moi je vous dis la vérité; il est utile pour vous que je m’en aille. Si je ne m’en vais pas, le Consolateur ne viendra pas auprès de vous: si je m'en vais, je l’enverrai auprès de vous.(Jn 16,7)

Les disciples seront soumis à la rude école de la présence et de l’absence du maître:

Encore un peu de temps et vous ne m’aurez plus sous les yeux, et puis encore un peu de temps et vous me verrez...(Jn 16,16)...

En vérité, en vérité je vous le dis: vous allez gémir et vous lamenter tandis que le monde se réjouira; vous, vous serez affligés, mais votre affliction tournera en joie (Jn 16, 20)

Auprès de Jésus, les apôtres doivent être éveillés au mystère de la Présence. Ils doivent apprendre à goûter et à se réjouir de ce qu’ils sentent; ils doivent apprendre à reconnaître ce qui fait défaut à l’être profond de l’homme pour qu’il parvienne à son authentique réalisation. La prière n’est rien d’autre que cette pédagogie profonde qui initie l’homme à la Présence.

Est-ce que vous pouvez faire jeûner les invités de la noce pendant que l’Époux est avec eux? Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé, alors ils jeûneront en ces jours-là. (Lc 5, 34-35)

La différence de pédagogie sur la prière, entre Jésus et le Baptiste, vient de ce que le premier incarne l’Époux alors que le second est l’ami de l’Époux. Autrement dit, Jésus est prière, Jean fait des prières.

 

 

Tout le mouvement intérieur de la prière est soumis à l’expérience paradoxale de la présence et de l’absence. Or Jésus incarne ce paradoxe dans sa propre personne au point de le vivre lui-même, jusqu’à son paroxysme, à travers l’épreuve de la Passion, de la Croix, de la mort menant à la Résurrection.

Dans la même logique, on peut dès lors souligner que tout le mouvement de la prière obéit à une mystérieuse dialectique du silence et de la parole. Là encore, Jésus incarne parfaitement en sa personne la double puissance révélatrice et libératrice du silence et de la parole. La prière enseignée par Jésus est une Pâque du silence et de la parole.

Comment peut-on, en définitive, apprécier ce que Jésus nous révèle de la prière? (L’intégration de la question du comment dans celle du pourquoi)

Précisément, il nous faut comprendre que Jésus ne nous enseigne pas ici un comportement extérieur, si sublime ou si édifiant soit-il, mais nous révèle un mystère, celui de l’adéquation profonde de l’homme à Dieu. Ce mystère, il ne le révèle pas par l’apprentissage d’une technique ni par la transmission extérieure d’actes de piété et de dévotion, mais par le dévoilement de ce qu’il vit dans le fond de sa propre personne. Jésus n’enseigne pas à prier, il se donne à ses disciples comme prière, il se transmet comme prière et, dès lors, il leur transmet sa prière. Ainsi, dans la tradition de l’Oraison Dominicale (la prière dite du Seigneur, le Notre Père), c’est en fait lui-même qu’il transmet.

Aussi, cette prière est-elle fondamentalement à recevoir comme une initiation ou comme une voie de christification. Elle est, au sens fort du terme, un sacramentum.

C’est donc l’ensemble du mystère du Christ manifesté en Jésus qu’il faut pouvoir non seulement observer mais intégrer en soi-même pour apprendre authentiquement à prier. Pour un chrétien, prier n’est rien d’autre que devenir Christ dans le Christ priant.

Cela ne signifie pas que Jésus ne dit rien sur la prière. L’Évangile nous rapporte plusieurs paroles explicites qui sont à comprendre comme des conseils pour la prière et des encouragements à la prière; mais ces paroles ne doivent pas être détachées de celles que Jésus lui-même prononce lorsqu’il est en prière, et encore moins des circonstances dans lesquelles Jésus nous est présenté en prière.

Autrement dit, pour approcher du Christ comme d’un maître de prière, nous devons être en mesure de saisir l’unité sous-jacente qui existe entre:

    1. ce qu’il dit sur la prière

    2. ce qu’il dit dans la prière

3. Ce qu’il vit aux moments privilégiés où nous le voyons en prière.

Ce que dit Jésus sur la prière.

En maintes circonstances de son enseignement, Jésus prodigue conseils et encouragements pour la prière. Le conseil dominant se résume dans la consigne de demander, mais Jésus précise aussi qu’il faut demander avec insistance et confiance (cf. Mc 11,24).

 Lorsque Jésus encourage ses disciples à demander, il n’indique pas d’emblée la nature de la demande, ni pour qui il convient de demander. Il se contente de dire: demandez, cherchez, frappez (cf. Mt. 7,7 ou Lc 11,12-13). Aucun discernement a priori n’est proposé sur ce qu’il convient de demander ou de ne pas demander. Si Jésus attire l’attention de ses disciples sur l’acte même de demander, c’est qu’avant toute chose l’important concerne le coeur avec lequel on demande. Peut-être importe-t-il encore davantage que ce soit le coeur même qui demande.

Voilà pourquoi, lorsque les disciples pressent le Maître de leur montrer comment prier ou en quoi consiste la prière, celui-ci traduit l’essence même de la prière en une suite de demandes simples adressées au Père. La tradition matthéenne du Sermon sur la Montagne formule la prière du Seigneur en un ensemble de sept demandes (c’est le Notre Père tel que nous le prions dans nos liturgies). Ces demandes ne visent pas à obtenir d’un Dieu extérieur ou distrait ce qu’il ne songerait pas à nous donner.

En fait, ces demandes n’agissent pas sur Dieu mais sur nous-mêmes, car leur portée réelle consiste à nous ouvrir l’esprit au mystère même de la personne du Christ, celui que les disciples peuvent ainsi découvrir comme le véritable priant. La prière du Notre Père est donc une authentique initiation à la relation intime existant entre le Christ lui-même et son Père. Elle nous introduit à vivre de l’intérieur cette relation et non à la considérer abstraitement comme hors de portée de nos nécessités fondamentales.

 Le chiffre sept exprime la perfection de la demande qui se réalise dans l’accord parfait entre le divin, symbolisé par les trois premières demandes, et l’humain, symbolisé par les quatre suivantes. Ainsi, le Notre Père nous dévoile le Christ lui-même en état fondamental de demande, et l’Évangile tout entier nous dévoile, parallèlement, le même Christ en état de réalisation ou d’accomplissement des sept demandes.

On ne relève rien de mesquin ni rien d’intéressé dans une telle démarche. Ce n’est pas l’homme qui cherche à infléchir une volonté divine arbitraire dans le sens de ses intérêts personnels, c’est l’homme qui dévoile, en exprimant l’urgence extrême de sa situation, l’urgence de l’amour divin appelant en direction de notre coeur.

Si Jésus exhorte ses disciples à demander, c’est qu’ils doivent apprendre à entendre, au creux de leurs propres demandes, la demande encore plus insistante de Dieu lui-même. Dans leur prière et par leur prière, leur âme doit s’affiner au point de comprendre que leur appel est un acte habité par la parfaite réversibilité de l’amour. Derrière la nécessité de l’homme, c’est l’urgence de l’amour qui appelle pour la création tout entière. Les humbles demandes de l’homme concourent au partage d’un même et unique esprit, d’une même et unique gloire:

Si donc vous qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père, depuis le ciel, donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le demandent.(Lc 11,13)

 Le sens ultime de toute demande, dans la prière, se révèle lié, au delà de tout objet à acquérir, à l’ouverture intérieure de l’homme qui demande. Il s’agit de parvenir à un état de parfaite réception permettant à Dieu de donner et de transmettre son Esprit Saint. Dès lors que nous accédons à l’intelligence spirituelle de la demande en elle-même - l’initiation de l’homme à une pleine réceptivité vis-à-vis de l’Esprit -, nous comprenons aussi la portée des autres paroles de Jésus sur la prière:

    • prier dans le secret (Mt. 6,6),

    • ne pas rabâcher ni se laisser emporter dans un flot de paroles (Mt. 6,7),

    • pardonner dans la prière (Mc 11,25),

    • prier à plusieurs en son Nom (Mt. 18, 19-20 et Jn 14,14),

    • se lever pour prier afin de ne pas entrer en tentation (Lc 22,39).

Le point d’application de la prière se situe dans les profondeurs mêmes de l’homme, là où son esprit, devenu à la fois limpide et incandescent, est comme aspiré dans l’Esprit de Dieu au point de ne faire plus qu’un avec lui, sans séparation ni division, sans confusion ni mélange.

En ce lieu intérieur de la rencontre, l’Esprit dévoile le mystère de l’altérité et achève simultanément le don de l’unité. La prière, comprise comme une réceptivité fondamentale à l’égard de l’Esprit, n’a plus rien d’une activité de surface. Elle permet à l’homme d’entrer, par tout ce qu’il est et par tout ce qu’il fait, en synergie avec l’acte créateur et illuminateur de la Sagesse divine. Voilà pourquoi Jésus invite à prier dans le secret. Il exhorte l’homme tout entier à se tenir dans le lieu secret de la non séparation entre son esprit et celui de Dieu.

Pour les mêmes raisons, Jésus prévient ses disciples contre toute forme de fuite de soi-même dans la prière. Non seulement l’extériorité et l’hypocrisie sont en contradiction formelle avec l’oeuvre de l’Esprit, mais la distraction et l’absence à soi-même, symbolisées par l’étourdissement mécanique du rabâchage (la polylogia), signifient une dérobade à la présence même de l’Esprit.

Plus grave encore: si le coeur de celui qui prie n’est pas dans la miséricorde et le pardon, il ne peut y avoir d’adéquation entre la demande de l’homme et celle de Dieu, car l’oeuvre même de l’Esprit s’exerce par excellence dans l’effusion du pardon et de la miséricorde.

Ne pas entrer en tentation est une demande explicite de la prière du Notre Père. Nous la comprenons au premier degré comme si nous implorions Dieu de nous éviter l’épreuve, plus particulièrement, celle qui nous met en état de chute. Mais en fait, l’homme ne prie jamais aussi puissamment son Dieu que du sein même de l’épreuve. C’est là que l’homme et Dieu se rejoignent dans une vérité qui, respectivement, les met à nu. L’épreuve, découverte avec le regard de la foi, s’avère être sur cette terre le lieu par excellence de l’intimité avec Dieu, à l’instar des quarante années de vie au désert pour le peuple d’Israël.

Toute épreuve est un passage par la krisis, une expérience de jugement qui met à jour nos propres divisions et nos propres séparations. Dans cet état de division, nous nous sentons douloureusement et dangereusement attirés vers "le bas", emportés par l’inertie même de la division vers une obscurité et une confusion plus grandes, qui nous effraient.

 Ce que nous demandons à Dieu dans l’épreuve, c’est que la force de gravitation ou d’attraction à laquelle nous sommes soumis soit elle-même transmutée en une force ascensionnelle, une force de résurrection. Il faut pour cela que nous ne subissions plus la division et la séparation comme un pouvoir mortel de décomposition, mais que nous l’éprouvions comme le travail même de l’Esprit qui manifeste sa puissance d’unité là où l’homme vit l’opposition, la contradiction et la différence.

Autrement dit, dans l’épreuve, l’homme demande de ne pas donner prise aux prétendues forces de mort qui l’assaillent. Cette demande est, plus que jamais, une prière pour l’Esprit, car c’est l’oeuvre même de l’Esprit Saint que de transmuter toute force de mort en force de vie: restituer à chaque puissance et à chaque force de la création son orientation véritable, la restaurer dans l’unique dynamisme de vie dont elles procèdent toutes, sans exception.

Ce que vit Jésus en des moments privilégiés où sa prière manifeste les grands "rendez-vous" de son destin.

À des moments particulièrement décisifs, le témoignage évangélique nous permet d’assister à la prière de Jésus. Là, il nous est donné de percevoir la lumière de révélation que cette prière jette sur les profondeurs de son être. Trois de ces moments providentiels sont: le baptême au Jourdain, la transfiguration sur la montagne, l’agonie au jardin de Gétsémani.

Jésus, en effet, se tient en prière au moment où le ciel se déchire pour manifester la présence de l’Esprit en celui qui, dans la compassion du Très Haut, se soumet librement au baptême des pécheurs. De nouveau, Jésus est en prière lorsqu’une clarté d’une ineffable blancheur se met à rayonner de sa face et de ses vêtements. Plus que jamais, Jésus est encore en prière lorsque l’enfer et toutes les frayeurs de la mort font irruption dans le vide douloureux de son âme. Au cours de ces trois épisodes, il réalise la plénitude des demandes de la prière que, naguère, il enseigna à ses disciples.

Quand vous priez, dites: Père... Que ton Nom soit sanctifié.

En entrant consciemment dans le mystère de la filiation divine, par la démarche prophétique du Serviteur, Jésus manifeste qu’il est l’Agneau de Dieu portant les péchés du monde. C’est le transfert pascal de la dignité de Fils de Dieu qui s’amorce auprès des hommes dans la révélation de l’Agneau de Dieu. Celui qui, en sa personne, porte et enlève par amour les péchés du monde, révèle en cette tâche l’intimité et la sainteté du Nom de Dieu: Père.

Tout homme accédant à la filiation divine, sanctifiera le Nom de Dieu en se laissant lui-même sanctifier par la sainteté qu’une telle filiation lui communique. Le ciel, qui se déchire pour laisser entendre la voix de la bienveillance du Père, n’est pas seulement le firmament extérieur à la verticale de notre humanité, il est surtout le fond de l’être même du Christ. L’Esprit Saint, manifesté en cette circonstance, fait simultanément irruption à partir du ciel de la transcendance divine et des profondeurs de l’humain.

Que ton Règne vienne...

Le Baptême de Jésus constitue le signe par excellence que le Royaume de Dieu s’est approché. Tel est ce que prêche le Baptiste, telle sera aussi la prédication inaugurale de Jésus. En manifestant simultanément le mystère du Serviteur et l’effusion de l’Esprit sur sa personne, Jésus montre de quelle manière prophétique s’accomplit la demande du Notre Père: Que ton Règne vienne. En effet, le Royaume signifie la présence immédiate et intérieure de Dieu dans la chair même de notre humanité, pure communication de grâce et de miséricorde.

Donne-nous aujourd’hui notre pain...

Lorsque sur la montagne Jésus apparaît à trois de ses disciples dans un ineffable rayonnement de gloire, couvert de la nuée, il réalise en son corps l’antique théophanie du Sinaï. En effet, c’est dans son corps qu’il manifeste le don parfait de la Loi jadis transmise à Moïse. À l’instar des Tables, le corps transfiguré de Jésus devient le corps de manifestation de la Loi et des Prophètes, ce que symbolise la double présence de Moïse et d’Élie.

Autrement dit, Jésus manifeste en son corps transfiguré la pleine réalisation du commandement nouveau de l’amour, le commandement dont découlent la Loi et les Prophètes. C’est par la transmission (la tradition) de son corps comme nourriture de connaissance et de vie qu’il initiera ses propres disciples à la perfection du commandement de l’amour. Ce faisant, il accomplira la demande du Notre Père: Donne-nous aujourd’hui notre pain suressentiel: donne-nous la manne de la connaissance, celle qui a nourri nos pères au désert et les a initiés à l’intimité vivifiante de la Parole. La prière de Jésus transfiguré sur la montagne nous fait goûter aux prémices de ce grand mystère.

Que ta volonté soit faite...

L’accomplissement de la volonté de Dieu, Jésus en manifestera le caractère tragique au moment de son agonie. C’est le moment où les forces de vie et de mort s’affrontent dans le secret même de son être. Tout ce qu’il est, tout ce qu’il a été et manifesté de lui-même semble devoir s’effacer dans l’obscurité de la mort, par un incompréhensible retrait de sa volonté devant la volonté de son Père.

Il appelle douloureusement celui dont la voix venue d’en haut le désignait comme le Fils qu’il faut apprendre à écouter. L’angoisse produit en lui une sueur de sang. La vie divine semble elle-même s’échapper par les pores de sa peau, cette peau qui, quelque temps auparavant, diffusait la lumière de la Présence, au sommet de la montagne.

Il est défiguré par un ténébreux combat, celui que ses disciples avaient vu transfiguré. Le voilà dans la vallée de la mort. Il entre dans la grande absence, envahi de l’intérieur et dévasté par cette grande absence. C’est le début du silence de Dieu. Tout s’est obscurci. La lumière de la Transfiguration cède la place à l’ombre du désespoir.

Mais la volonté de Dieu n’est pas que Jésus meure. Elle est qu’il vienne à bout, dans sa chair, de toutes les illusions de la mort. La puissance de l’illusion doit être engloutie dans l’obscurité même qui envahit Jésus. L’être du Christ porte le poids de l’absence. Accablé par cette pesanteur, il est comme aspiré vers le gouffre, mais au coeur de cette absence s’exerce l’aspiration même de Dieu.

Déjà se fait sentir, en ce que l’homme croit être le point d’impact de la mort, une mystérieuse attraction de tout le genre humain vers la lumière de la Connaissance: Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m’a enseigné.(Jn 8,28)... Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. (Jn 12,32) C’est dans cette attraction universelle que nous pouvons pressentir la nature véritable de la volonté divine. La volonté du Père, en effet, est qu’aucun homme ne se perde.

Dans le retrait de sa propre volonté de survie, Jésus obéit à la volonté du Père en permettant qu’un tel effacement exprime la volonté de vie que Dieu a pour l’homme: Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel... Jésus actualise en lui-même cette parole de la prière qu’il a enseignée, lorsqu’il dit: non pas ma volonté, mais la tienne. (Lc 22,42)

En choisissant la volonté de cet Au-delà de lui-même et de cette Profondeur de lui-même qu’il appelle mon Père, Jésus ne nie pas sa volonté profonde mais la maintient ouverte vers l’absolu qui l’habite. Il ne limite pas sa volonté d’homme à une volonté de survie individuelle, et ce faisant, il fait de sa volonté une volonté de Fils pour laquelle la vie n’est pas une proie à saisir mais le fait d’un don absolu et gratuit.

Jésus substitue dans le coeur de l’homme un désir ouvert et foncièrement altruiste à un désir fermé et désespérément égocentrique. Telle est bien la réalisation de la volonté divine. Pour que la liberté advienne à l’homme, il faut que la libération se produise au coeur de l’épreuve ou de la tentation, comme une puissance de résurrection et de redressement qui triomphe radicalement de l’illusion du mal. Alors se réalise l’ultime parole du notre Père: Ne nous induis pas dans l’épreuve, mais délivre-nous du mal.

Maxime Gimenez

 
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