Ne comparons pas cette entrée de Jésus à
Jérusalem aux montées triomphales des Césars
au Capitole! Ni même aux processions de la fête juive
des Tentes (Sukkot). En ce dimanche des Rameaux, tout fut improvisé.
Ce fut une explosion spontanée du petit peuple, surtout des
Galiléeens, en cette semaine où du monde entier débouchaient
sur l'esplanade du Temple les pélerins de la Pâque.
Dès qu'on sut que Jésus le Galiliéen était
arrivé à Béthanie et qu'il se disposait à
venir au Temple, ses compatriotes enthousiastes et bruyants voulurent
entrer avec lui, comme tant d'autres escortaient leur rabin prestigieux.
Rien de triomphaliste de la part de Jésus. Rien d'un mésianisme
tapageur. Et pour bien le montrer, il ne consent à faire
son entrée que monté sur un ânon, la bête
la plus pacifique qui soit! La police romaine, pourtant si sévère
sur ces manifestations, ne se laissa pas tromper. Elle vit qu'elle
avait à faire à un cortège et à un home
sans danger. Une kermesse pascale!
Ce dimanche des Râmeaux s'éclaire par la lumière
du dimanche suivant, celui de la résurrection. Oui, Jésus
est le Roi et le Messie, mais par la traversée du Vendredi
Saint. Son vrai dimanche est celui de Pâques. Sa vraie gloire
ne lui vient pas des acclamations des foules, mais de son Père
qui le relève du séjour des morts.
Qui donc vouleaient fêter ces Galiléens exubérant
en escortant de leurs palmes et de leurs hosannas Jésus de
Nazareth? Les uns, un compatriote dont ils étaient fiers.
Les autres, le thaumaturge. Ceux-ci, le prophète de la lignée
de Jean-Baptiste : "C'est le prophète Jésus,
celui de Nazareth de Galilée". Ceux-là,
qui sait? Le Messie vengeur.
Jésus désamorce l'explosif. Son messianisme n'est
pas celui des foules. Il est celui des humbles. Matthieu le souligne
en insérant dans son récit une citation de Zacharie
(9,9) avec un emprunt à Isaïe (62,11).
Oui, le Roi-Messie viendra, annonçait le prophète,
mais dans un appareil pauvre : " Doux et monté sur
un ânon". Tout ce qu"il y a de plus innocent
et inoffensif! De tous les titres qu'on lui donnait, Jésus
n'a retenu que celui de "Fils de David", qui
était sans danger en cette époque où la famille
royale était en pleine déchéance. En consentant
à faire son entrée sur l'esplanade du Temple, lieu
des sacrifices, à quelques jours de sa mort en croix, Jésus
nous invite à saisir le lien étroit qui unit sa mort
et sa royauté. La croix donne sa vraie valeur et au dimanche
des Râmeaux et à celui de Pâques. Le Messie est
un crucifié ressuscité.
Il y a diverses lectures du récit de la passion selon saint
Matthieu. Celle qui, semble t-il, répond le mieux aux intentions
profondes de l'évangéliste, consiste à se laiser
guider et éclairer par les Ecritures. Elles s'accomplissent
en Jésus. Il faut reconnaître que la fin tragique de
Jésus fut de tout temps "la pierre d'achoppement"
pour la foi, un scandale pour les juifs et une folie pour les paiens
(1 Co 1,23). Plus que jamais, les contemporains de Matthieu rêvaient
d'un Messie triomphaliste! Nous sommes-nous jamais, dans l'Eglise,
bien éveillés de ce rêve!
Matthieu nous invite à lire la Bible avec les yeux de Jésus
sur la croix. Ce qu'il lisait et ce qu'il vivait du haut de la croix.
En scribe attentif, en rabbin chrétien, Matthieu jalonne
son chemin de la croix de citations et de références
bibliques pour nous convaincre que les Ecritures avaient tout prévu
pour le déroulement de ces grandes heures. Laissons-nous
conduire par Matthieu, la Bible à la main.
Le récit du dernier repas avec l'institution de l'Eucharistie
est un tissu d'allusions bibliques. Nous n'y comprendrons pas grand
chose si nous ignorons les thèmes du banquet, de l'alliance
par le sang, du corps brisé, de la coupe versée, Jésus
prévient le scandale de la nuit qui commence en citant Zacharie
: "Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées"
(13,7). Son angoisse dans l'olivette de Gethsémani fut prédite
par le psalmiste : "En moi mon âme s'effondre"
(42,7). Dès l'arrestation, alors que Pierre tire son épée,
Jésus déclare : " Comment s'accompliraient
les Ecritures selon lesquelles il faut qu'il en soit ainsi?"
Il faut. Que de fois ce verbe revient sur les lèvres de Jésus!
Il ne s'agit pas pour lui d'une nécessité fatale,
d'un hasard qui s'obstine à le perdre, mais d'obéissance
filiale à la volonté de son Père.
Dans sa réplique à ceux qui l'arrêtent, Jésus
leur reproche leur façon d'agir. N'auraient-ils pas pu l'arrêter
en plein jour, en plein Temple, en pleine foule? Pourquoi cette
opération nocturne comme s'il était un zélote
clandestin, un chef de bande dans le maquis? Et d'ajouter : "Mais
tout cela est arrivé pour que s'accomplissent les écrits
des prophètes". Lesquels? Sans doute, les chants
du Seigneur souffrant qui fut "compté avec les coupables"
(Is 53,12), qui , dit le texte grec, fut "mis au rang
des scélérats".
Ce fut cet interminable Vendredi Saint. Jésus l'a vécu
en lisant la Bible, comme nous y invite Matthieu. Devant le tribunal
de Caïphe, Jésus, sommé de donner son identité,
répond par une phrase du prophète Daniel : "Vous
verrez le Fils de l'Homme" siégant à la droite
du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel"
(Dn 7,13). Cette phrase proclamée en plein tribunal décide
de son sort : la mort.
Matthieu est le seul à décrire le triste suiscide
de Judas; mais jusque-là, devaient s'accomplir les Ecritures
(Za 11,12-12). Tout le procès devant Pilate est plein d'allusions
et de réminiscences bibliques : le grand silence de Jésus
(Is 53,7), le lavement des mains (Dt 21,6-9), le cri de la foule
: "Que son sang retombe..." (2 S 1,16). Au Calvaire,
que de textes reviennent! Le vin mêlé de fiel (Ps 69,22),
le tirage au sort des vêtements (Ps 22,19), le cri terrible
de détresse (Ps 22,2), les railleries des adversaires (Sg
2,18-20).
Enfin, les phénomènes extraordinaires qui s'accumulent
dès que Jésus a expiré, le déchirement
du voile du Temple, les ténèbres en plein jour, le
tremblement de terre, les ouvertures des tombeaux avec les résurections
des justes, tout cela ne fut-il pas annoncé par les prophètes
comme les signes de la fin du monde ancien et de l'ouverture du
monde nouveau (Am 8,9)? Jusqu'à l'ensevelissement dans la
tombe d'un riche, tout était programmé par le Père
(Is 53,9).
Ainsi, la Passion ne fut pas une triste tragédie, un accident
de parcours, mais l'accomplissement du dessein d'amour de Dieu sur
le monde. De tout temps, Dieu nous a aimés... jusqu'à
ce point!