Le soleil se lève sur Assise.
Eloi Leclerc.
Vous qui avez l'oreille fine, écoutez!
C'est l'humble chant de la terre, quand, dans le silence de l'aurore,
après une nuit de tourmente, elle sent passer sur elle un souffle
de tendresse.
Voici l'histoire d'une rencontre merveilleuse:
ma rencontre avec l'un de ces hommes qui nous empêchent de désespérer
de l'homme : François d'Assise
Cet homme lumineux a mis dans mon cœur le soleil et, avec le soleil,
toute la création. C'est vers lui que je me suis tourné.
Une grande question me tourmentait au retour des camps de la mort :
la fraternité humaine est-elle possible ?
C'est à lui que j'ai demandé le secret d'une vraie fraternité
humaine.
Et mon " amertume amère " s'est
changée, par-delà l'horreur, en un chant d'une grande
douceur.
Peu à peu, par-delà les déchirements et les tragédies
de ce monde, François m'a ouvert l'âme à l'accord
profond des choses et à l'harmonie de tout ce qui vit.
Ce qui me séduisait et fascinait chez cet homme, c'était
son immense capacité de communion fraternelle avec tous les êtres,
y compris les plus humbles, les plus terrestres.
Je le voyais sympathiser avec toutes les créatures
: avec tous les hommes bien sûr, mais aussi avec les animaux et
les éléments matériels eux-mêmes.
Il fraternisait avec le soleil, la lune et les étoiles, avec
le vent, les nuages, l'eau, le feu. Avec la terre elle-même.
Il allait à Dieu avec toute la création.
Il y a des mots simples comme " bonjour ", mais qui en disent
plus long que tous les discours.
François aussi avait dû lutter
contre les ombres.
Si son Cantique du Soleil a la splendeur du matin, c'est précisément
parce qu'il s'élève au bout de la nuit.
S'il est le chant de toutes les créatures, c'est qu'il fut aussi
celui de la plus grande solitude.
Et s'il est le chant de tous les humains, c'est qu'il fut plus fort
que tous les silences et que toutes les violences : il est le chant
de tous les pardons.
" Pourquoi te troubler, pauvre petit homme ? Ne suis-je pas le
Seigneur ? "
François entendit l'appel. Et comme Abraham, il crut à
la Parole. Il jeta son souci dans le cœur de Dieu : Dieu est, cela suffit.
Alors le cœur de François, s'abîmant
dans l'adoration, devint léger. Léger comme l'alouette
des champs.
" Dieu suffit . "
François ne souhaitait pas rester au commerce
de son père et n'être lui-même qu'un marchand de
drap. Il faisait des rêves étoilés.
Il rêvait de gloire. Or à cette époque la gloire
s'acquérait à la guerre. Cette guerre s'offre à
lui. Elle vient d'éclater entre Assise et Pérouse, la
ville voisine et rivale.
François participe à la bataille de Ponte San Giovanni,
mais il est fait prisonnier.
Il tombe malade et découvre la frivolité de ses jeunes
années.
Avec le retour de la santé il décide de rejoindre les
armées pontificales au sud de l'Italie.
Mais à peine arrivé à Spolète,
François entend une voie intérieure qui lui enjoint de
retourner à Assise. Il obéit.
Désormais son unique souci sera de rechercher ce que Dieu attend
de lui.
Seul dans l'ombre et le silence, il prie des heures durant dans la chapelle
Saint Damien en contemplant le Christ byzantin qui orne le sanctuaire
.
Ce Christ crucifié mais rayonnant de paix lui parle au cœur :
il lui révèle la profondeur de l' amour de Dieu pour les
hommes. C'est une révélation bouleversante .
Son regard change . Ses yeux s'ouvrent .
Jusqu'à ce jour , François est passé à coté
de la détresse des laissés-pour-compte sans la voir.
Désormais il se sent poussé vers ces pauvres gens qui
deviennent ses nouveaux amis.
Ce n'était pas seulement l'amour d'un homme pour ses semblables
, c'était l'amour même de Dieu pour les hommes , qui avait
pris possession de François et qui , à travers lui , se
répandait sur le monde comme une force de communion et de paix
.
Cette force est contagieuse , un vaste mouvement fraternel s'amorce
dans son sillage .
" Les frères, où qu'ils soient, où qu'ils
se rencontrent , se montreront les uns aux autres qu'ils sont de la
même famille. "
"Nous ne devons jamais désirer d'être au-dessus des
autres mais nous devons plutôt être leurs serviteurs.. "
Mais soudain le ciel s'assombrit. Devant le nombre croissant des frères
, une organisation plus rigoureuse s'imposait .On ne pouvait plus vivre
comme l'oiseau sur la branche, en laissant chacun suivre son inspiration.
François eut le sentiment que son œuvre lui échappait
, et qu'elle risquait de s'éloigner de ce que le Seigneur lui
avait inspiré.
Il se retira dans la solitude d'un ermitage pour y cacher sa peine et
son trouble .
Il lui fallait se dépouiller de son œuvre pour devenir lui même
l'œuvre de Dieu .
Désormais , plus rien ne limite le regard de François.
Mais le regard de François ne s'arrêtait
pas aux frontières de la chrétienté.
C'étaient tous les hommes qu'il voulait rassembler dans une fraternité
universelle.
Or , à l'époque, le monde était divisé en
2 blocs : d'un coté la chrétienté, de l'autre l'islam.
Et entre ces 2 blocs c'était la guerre Sainte.
Le pape Innocent III venait de lancer la 5ième croisade dans
le but de reconquérir les lieux saints.
Et la guerre battait son plein. Qu'à cela ne tienne !
François décide de se rendre chez le sultan d'Egypte.
Un rêve fou !
Il risquait sa vie.
Or chose incroyable, il est reçu contre toute attente, avec beaucoup
de courtoisie par Al Malik Al Kamil le chef musulman.
Les 2 hommes se témoignèrent respect et estime. C'était
beaucoup et peu à la fois .Les choses en effet, en restèrent
là.
A l'approche de Noël 1223 frère François
est comme saisi d'un grand désir.
" Je veux évoquer le souvenir de l'Enfant qui naquit à
Bethléem et de tous les désagréments qu'il endura
dès son enfance ; je veux le voir de mes yeux de chair , tel
qu'il était , couché dans une mangeoire et dormant sur
le foin entre un bœuf et un âne. "
C'est une nuit extraordinaire.
Dieu, pour naître dans l'homme, a besoin de tout l'homme, et d'abord
de ses racines obscures, vitales et cosmiques.
"Voyez l'humilité de Dieu " disait François
à ses frères.
François avait un respect infini du caractère
unique de chaque frère.
Il ne voyait pas les hommes en général, le collectif humain,
mais les individus, la personne vivante, concrète, avec son histoire
singulière, sa physionomie propre, sa vocation originale.
Maintenant François pouvait écrire
en toute vérité : " … Sont vraiment des hommes de
paix, ceux qui, malgré tout ce qu'ils ont à souffrir en
ce monde pour l'amour de notre Seigneur Jésus-Christ, gardent
la paix de l'âme et du corps. "
" Voici à quoi je reconnaîtrai
que tu aimes le Seigneur, et que tu m'aimes, moi, son serviteur et le
tien :
Qu'il n'y ait aucun frère au monde, qui, après avoir péché
autant qu'il peut pécher, ayant rencontré ton regard ne
revienne pardonné, s'il a demandé ton pardon.
Que s'il ne demande pas pardon, toi, demande-lui s'il veut être
pardonné.
Et quand il pécherait encore mille fois contre toi, aime-le plus
fort que moi afin de l'amener au Seigneur.
Aie toujours pitié de tels frères. "
Il ne s'agit pas de rêver d'une fraternité
ou d'une Eglise de purs, mais d'accepter de vivre avec ses frères,
avec tous ses frères.
Non seulement avec les justes, mais aussi avec les médiocres
et les pêcheurs.
Non seulement avec les biens-portants, mais aussi avec les boiteux et
les estropiés...
Et au milieu d'eux tous, il s'agit de témoigner de l'infinie
patience de Dieu, de son inépuisable pardon et de sa grâce
toujours nouvelle.
Car tel est vraiment le cœur de Dieu.
Ce n'est pas seulement tous les hommes, sans exception, qu'il veut rassembler
dans la paix.
Cette paix, il veut l'étendre à toutes les créatures
en réconciliant l'homme avec la nature, avec tout ce qui existe
et vit.
" Loué sois-Tu, mon Seigneur avec toutes tes créatures,
Spécialement messire frère soleil
Qui fait le jour et par qui Tu nous illumines.
Il est beau, rayonnant avec grande splendeur.
De Toi, Très-Haut, il est le symbole. "
François loue Dieu avec toutes les créatures.
François nous livre dans ce chant son dernier message, son ultime
sagesse, le secret d'une fraternité cosmique et d'une fraternité
humaine avec la dernière strophe du Cantique des Créatures
qui est la louange de l'homme pacifié, l'homme du pardon et de
la paix :
" Loué sois-Tu, mon Seigneur,
pour ceux qui pardonnent par amour pour Toi,
et supportent maladies et tribulations :
heureux sont-ils, s'ils se maintiennent dans la paix.
François révèle le vrai
visage de Dieu.
Ce n'est pas le Dieu des seigneuries d'Eglise, ni des croisades, ni
de l'argent.
C'est le Dieu des petits, en son avènement de douceur
La beauté qui rayonne sur le visage du Crucifié est
d'un autre ordre.
Elle est celle d'une bonté qui a partagé les souffrances
de l'humilié pour qu'advienne un monde plus beau, plus fraternel.
Dans les plaies du Crucifié chantent nos plaies transfigurées.
Et ce chant est celui d'un monde réconcilié, où
la beauté elle-même retrouve sa plénitude de sens.
Pourquoi ce chant dans cette tragédie ?
La réponse, je la trouve dans l'esprit d'Assise.
Le Christ de nos abîmes est aussi celui de nos résurrections.
Tu me demandes ce qu'est le cœur léger?
Écoute : " un oiseau chante dans le jardin.
Ne le dérange pas.
Fais-toi le plus petit possible, le plus effacé, le plus silencieux.
Écoute-le.
Ne cherche pas à l'attraper, à l'apprivoiser.
C'est la création qui chante.
Et son chant est celui de son Créateur.
Des roses s'épanouissent dans le jardin.
Laisse-les fleurir.
Ne tends pas la main pour les cueillir.
Réjouis-toi de les voir si belles, si fraîches.
C'est le sourire du Créateur.
Et surtout, surtout, si Dieu vient à fleurir dans ton jardin,
ne cherche pas à le ramener à toi.
Laisse Dieu être Dieu.
Réjouis-toi seulement de ce qu'il est Dieu.
Qu'il fleurisse dans ton jardin ou dans celui du voisin, peu importe.
Il est Dieu, cela suffit.
Et si tu rencontres un misérable, un être douloureux ou
désespéré, tais-toi, écoute-le.
Emplis tes yeux de sa présence, de son existence, jusqu'à
ce qu'il découvre lui-même dans ton regard qu'il existe
vraiment et que tu es son frère.
Alors tu trouveras les gestes et les mots qui conviennent.
Et peut-être n'y aura-t-il rien dire ou à faire ?
Il existe.
Tu l'as fait exister.
Tu as été Dieu pour ton frère.
Alors tu entendras toi aussi le chant de la flûte neuve.
Tu ne seras pas un violent, un conquérant, un rapace.
Tu connaîtras la joie divine d'exister.
Tu auras le cœur léger.
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