Je vais vous parler des difficultés de la transmission de
l'héritage culturel aujourd'hui. Je suis sociologue mais ce
n'est pas en position d'expert que je me situe dans ce débat
mais d'individu et de citoyen ayant des éléments de
réflexion à appporter.
La question de la transmission de l'héritage culturel aujourd’hui
suppose d’examiner l’état du présent : Dans quel
présent vivons-nous ? Ou plus précisément :
Quel lien ce présent entretient-il avec le passé et
l'avenir ? Quelles représentation la société
a-t-elle aujourd’hui de son passé et de son avenir ? Ces
questions sont au coeur du problème de la transmission, parce
celle-ci dépend de ce lien passé-présent-avenir.
Et il me semble précisément qu'on est dans une situation
historique bien particulière où le présent apparaît
déconnecté du passé et de l'avenir, et c’est
ce qui rend problématique la transmission.
Comment rendre compte de cette situation ? Comment expliquer finalement
que, dans beaucoup de domaines, le passé ne semble plus pouvoir
nous parler ou qu’il semble surtout nous parler sous la modalité
de l’"antiquité" ou de la nostalgie. Finalement en
quoi le passé peut-il encore nous aider à comprendre
le présent et à nous projeter dans l'avenir ?
Prendre en compte ces questions va m’amener à parler de la
"modernisation" actuelle, de sa temporalité et d'un
tournant historique à mes yeux décisifs, celui de Mai
68 et des années 70. Je demeure persuadé que c’est au
cours de ces années contestataires que quelque chose a basculé
dans les représentations qui jusqu’alors structuraient le vivre-ensemble.
Nous sommes dans une nouvelle situation historique dont nous n'avons
pas forcément encore bien pris conscience.
Mon propos vise donc à vous donner des éléments
de réflexion, en développant une interprétation
du présent qui peut sembler pessimiste, mais qui me paraît
néanmoins correspondre à la situation historique bien
particulière dans laquelle nous sommes. Il y a des ressources
possibles pour évoluer, mais mon propos d’aujourd’hui ne les
traitera pas.
Dans quel présent vivons-nous ?
Les mots "mouvement" et "changement" sont omniprésents
dans la société. Il y a quelques années, un parti
politique se voulait le parti du mouvement et du changement, tandis
que son concurrent disait "non, c'est nous qui sommes pour le changement,
mais attention, un vrai changement, pas un faux changement."
Vous avez en fait l'impression que le langage se déconnecte
du réel et du sens commun. Les collectifs et les individus
sont constamment sollicités pour s’adapter au changement, ou
miex encore pour être "acteur du changement", voire
de son "propre changement"… Ce "changement" nul,
à vrai dire, ne semble être en mesure d’en dessiner les
traits, telllement il s’accélère. Mais en arrière-fond
la question demeure: changer pour aller où ? C’est sous
cet angle que la modernisation mérite d’être interrogée :
la modernisation oui, mais pour quoi faire ? Pour aller vers
quel type de société ? Ces questions me semblent précisément
sans réponses aujourd’hui.
Il y a des paradoxes qui méritent d’être soulignés.
On invite les individus à être "acteurs" du
changement, mais grâce à de multiples outils d’évaluation
de leurs compétences et de leurs performances, on mesurera
en fait s’il sont bien adaptés à ce "changement".
On appelle les individus à être "autonomes et responsables"
et en même temps on leur demande de s'engager dans un mouvement
que personne ne maîtrise, on évalue l’"autonomie"
qu’on transforme en un modèle de bon comportement. On invite
les jeunes et ceux qui sont en situation difficile au point de vue
économique et social à "se projeter positivement dans
l'avenir", à "construire des projets personnalisés",
redoutables formules quand la société elle-même
est incapable de tracer les traits d'un avenir discernable porteur
de progrès.
Cette société a le plus grand mal à dessiner
les contours de l’avenir, et elle ne cesse d'appeler les individus
à se mobiliser pour un changement qui paraît sans but
ni sens. Les valeurs sociales mises en avant, sont celles de la mobilité,
de la "réactivité", de la polyvalence…, alliées
à celles de la motivation, de la "positivité",
de la mobilisation et de la communication… En fait, l'impression domine
d’une situation où les individus n'ont pas d'autre choix que
de s'adapter au plus vite à un monde et à une société
qui semblent devenus immaîtrisables.
Bien évidemment en vous disant cela, je ne suis pas contre
la nécessité de moderniser. Tout pays, toute société
doit s'adapter à un moment donné à un certain
nombre d'évolutions structurelles que ce soit dans le domaine
du travail ou dans d'autres. Cela étant dit, j'insisterai sur
les représentations qui vont de pair avec cette modernisation,
des représentations sociales qui nous habitent plus ou moins
consciemment.
Les représentations sociales, c'est quelque chose de difficile
à démêler parce qu’elles sont logées en
nous comme à notre insu et, pour les mettre à distance,
il faut opérer un recul réflexif et critique qui n'est
souvent pas facile.
Si je prends justement ce discours de la modernisation, il me semble
qu'à travers les medias notamment, est dressée une vision
chaotique du monde et des évolutions. Il est vrai que les évolutions
technologiques s’accélèrent, mais celles-ci, sont présentées
d’une manière telle qu’elles semblent échapper à
l’esprit humain. La société et les individus n’ont d’autre
choix que de s’y adapter au plus vite dans une logique de survie et
de l’urgence qui ne laisse pas de place à la réflexion.
Les individus se trouvent intégrées dans une course
perpétuelle qui s’accélère pour rattraper le
retard, dans une logique d'adaptation étroite qui n’a pas de
fin. On peut du reste se demander pourquoi il faut discuter de ces
évolutions puisque on est dans une telle logique d'urgence,
de survie et de non-choix. Dans ce cadre, ce qui tient lieu souvent
de démocratie, relève en fait d’une logique de la communication,
visant à convaincre chacun qu’il n’a d’autre choix de s’adapter
au plus vite.
Si on analyse encore un peu plus ce discours, on s’aperçoit
en fait qu’il donne aux évolutions dans tous les domaines,
y compris celles des moeurs, une portée culturelle telle qu'elles
impliqueraient une rupture radicale dans nos façons traditionnelles
de vivre, d'agir et de penser. Cela veut dire que les conceptions
de l'homme et du vivre ensemble telles qu'elles nous ont été
léguées tant bien que mal à travers les générations
paraissent à ce point obsolètes qu’elles ne peuvent
plus nous aider à faire face aux nouveaux défis du présent.
Le discours de la modernisation en appelle plus ou moins consciemment
à une sorte de révolution culturelle permanente. C'est
étonnant de voir comment le thème de la révolution
qui a eu un moment donné ses heures de gloire dans l’ordre
politique, se retrouve aujourd’hui dans le discours de la modernisation :
"révolution informatique", "révolution
technologique", "révolution de l’intelligence"...
Mais comment une vie humaine, une vie sociale seraient-ils possibles
sans stabilité ? Cette vision chaotique du monde participe
de ce que j’appelle la "barbarie douce" qui consiste précisément
à rendre le monde insignifiant et vain.
Tout ce qui résiste à ce mouvement de fuite en avant,
est catalogué un peu rapidement de nostalgique, de ringard,
de corporatiste…, sans que véritablement il y ait possibilité
de poser un certain nombre de questions sur le sens de ce mouvement.
Cette vision des évolutions si elle fascine quelques-uns, entraîne
surtout le désarroi et un mal-être existentiel et social.
Ceux qui se laissent prendre dans ce mouvement sans but ni sens, sans
repères solides où s’accrocher, sont entraînés
dans une course folle dans laquelle ils finissent tôt ou tard
par s’épuiser.
Jamais la société n'a disposé de tant de renseignements
sur elle-même par de multiples études, enquête,
audits... Les sondages nous renseignent sur la position des Français
dans tous les domaines. Mais cette auto-oscultation permanente masque
en fait une sourde angoisse. Quand le passé semble sans ressource
et quand l'avenir ne paraît plus porté par l'idée
même de progrès, le présent est marqué
par une sourde anxiété dont les manifestations sont
multiples et oscillent entre deux pôles : d'un côté
le surinvestissement dans le travail, l'activisme communicationnel
et managérial qui cherche un maximum de "visibilité"
et tente de coller aux images du dynamisme, du "battant",
du "gagnant"…, et de l'autre côté l’errance
des désoeuvrés et des sans-travail. Une temporalité
vide ou l’on peut se griser temporairement dans l’activisme, dans
l'alcool, dans la drogue ou les anti-dépresseurs pour tenter
d'oublier
La fin de l’histoire ?
Cette logomachie du changement me semble symptomatique de la perte
d'une représentation historique. Nous vivons, me semble-t-il,
dans un présent qui est déconnecté de l'histoire.
À la différence de la modernisation actuelle, celle
de l'après-guerre s’intégrait encore dans un récit
historique qui tentait de faire le pont entre passé-présent-avenir.
Il existait une certaine "idée de la France", de
son passé et de son rôle dans l’histoire et la modernisation
était considérée comme la possibilité
de la continuer et de la redynamiser en la confrontant aux évolutions.
Disant cela, je ne suis pas nostalgique, et on peut discuter pour
savoir s’il n’y avait pas là une part de mythe et un écart
avec la réalité. Mais je veux seulement souligner le
fait que le présent était relié au passé
et à une certaine vision de l'avenir. L’intégration
dans une histoire me semble être une donnée fondamentale
qu’on ne parvient guère à renouveller aujourd’hui face
au développement des nouvelles technologies, de la communication,
de ce qu’on appelle la "mondialisation"… Dans la nouvelle
situation historique dans laquelle nous sommes, qu'en est-il de notre
passé et quelle représentation de l'avenir avons-nous ?
De ce point de vue, la temporalité de la modernisation actuelle
me semble très différente de celle de l'après-guerre.
Ce n'est pas simplement une question économique et sociale,
c'est bien plus que cela : il y a une dimension symbolique quifait
terriblement défaut à la modernisation que nous vivons
aujourd'hui.
Cette déconnection du présent avec le passé et
l’avenir fait qu'on vit dans un présent qui est vide et comme
"suspendu à lui-même". Le passé paraît
sans ressource et l'avenir est indéterminé ou il est
toujours ouvert sur de possibles régressions. Ce présent,
on n'arrive pas à l'enraciner dans quelque chose et on n'arrive
pas non plus à voir où il va déboucher. Il me
semble largement marqué par une temporalité devenue
folle qui se traduit par un mal-être existentiel et social que
la reprise de la croissance à elle seule ne pourra pas réduire.
Dans ce contexte où la vision historique fait défaut,
c’est l'évolutionnisme qui domine : les évolutions
sociales sont envisagés sur le même mode que les évolutions
naturelles. Les médias contribuent à diffuser une représentation
de l’évolution des sociétés qui en fait un simple
élément d’une évolution de la matière
et des espèces animales, la différence par rapport à
la société étant simplement une affaire de "complexité".
A partir du "big bang", ne peut-on pas dire que nous sommes
tous les fils des étoiles ? La société serait-elle
une organisation plus complexe que celle des fourmis ? Le comportement
humain une affaire de neuromes et de chimie ?
Un passé qui a du mal à
être assumé
Je voudrais pousser plus loin la réflexion et poser une seconde
question : qu'est-ce qui fait que le passé apparaît
à ce point coupé du présent ? Il y a, dit-on,
la rapidité des évolutions et les défis inédits
qu’elles posent. Mais ce constat ne suffit pas. Pour apporter des
éléments de réponse à cette question,
il est nécessaire de revenir sur le bilan qui peut être
tiré du XXe siècle et le tournant historique
que constitue, à mes yeux, Mai68 et les années soixante-dix.
Quand on examine a postérirori le XXe siècle,
on ne peut échapper à l'importance des événements
dramatiques que les sociétés européennes ont
vécu. L'élément premier a été la
guerre de 1914-1918 : des millions de morts, un traumatisme qui
va concerner l’idée même de civilisation et de la culture.
Et n'oublions pas, comme le souligne justement l’historien François
Furet que le fascisme et le communisme sont nés dans le sillage
de cette guerre. Georges Steiner l’a fortement souligné : "Nous
ne pouvons voir clair dans les crises de la culture occidentale, nous
ne pouvons comprendre les origines et les formes des mouvements totalitaires
d'Europe Centrale, et le retour de la guerre mondiale, si nous ne
gardons constamment à l'esprit les atteintes subies, après
1918, par les centres vitaux de l'Europe".
Après la guerre de 1914, une critique va se développer
à l'intérieur de la culture occidentale, critique menée
par des avant-gardes esthétiques, je pense entre autres au
dadaïsme et au surréalisme. Dans ce domaine, j'ai retrouvé
un texte d'Antonin Artaud qui est une grande figure du surréalisme
et qui avait écrit une adresse au Pape et une adresse au Dalaï-lama.
Cette adresse au Pape est portée par une révolte et
une rage peu communes. Ce qui est intéressant à noter
c'est le rejet de la culture dont on est issu. A. Artaud est de ce
point de vue particulièrement typique et peut-être en
un sens prophétique, parce qu’il s’adresse aussi au Dalaï-Lama
dans des termes qui sont à l’inverse de ceux adressés
au Pape : il en appelle aux "lumières" du Dalaï-Lama
contre les "esprits contaminés d'Européens",
à changer notre esprit pour que l’homme ne souffre plus. Le
mouvement surréaliste, et pas seulement A. Artaud, marque à
mes yeux un tournant et anticipe une évolution culturelle décisive.
Deuxième élément-clé, c'est la "shoah"
qui constitue un traumatisme décisif. Le problème qui
ne peut manquer d’être posé c'est que celle-ci a eu lieu
dans un peuple européen très cultivé. Comme le
souligne G. Steiner : "Des hommes comme Hans Frank, qui avait
la haute main sur la "solution finale" en Europe de l'Est,
étaient des connaisseurs exigeants et parfois même de
bons interprètes de Bach et de Mozart. On compte parmi les
ronds-de-cuir de la torture et de la chambre à gaz des admirateurs
de Goethe, des amoureux de Rilke. Il est trop facile de dire que "ces
hommes ne comprenaient rien aux poèmes qu'ils lisaient ou à
la musique qu'ils possédaient et interprétaient si bien".
Rien ne permet d'affirmer qu'ils étaient moins ouverts que
quiconque au génie humain, aux forces morales qui modèlent
la littérature et l'art.
" On ne peut évacuer le problème. C'est à l'intérieur
de l'Europe développée, à l'intérieur
de cette culture occidentale que cette barbarie s’est développée,
en sachant qu'on pouvait pendre des gens ou les mettre dans une chambre
à gaz et ensuite aller écouter une symphonie de Mozart.
Le massacre des guerres coloniales est un élément qui
fait également partie de ce bilan du XXe siècle.
Je ne dis pas que tout le XXe siècle peut se résumer
à ces réalités, mais que les totalitarismes et
la barbarie y tiennent toute leur place.
Ce passé a été largement refoulé jusqu'à
une certaine période historique. Il y a un moment où
tout va basculer, où ce refoulé de l'histoire occidentale,
ce refoulé de la République va arriver massivement sur
la place publique. Pour comprendre ce basculement, il faut passer
par le tournant des années 68-70.
Règlement de compte et nouvel individualisme
Je ne vais pas me livrer ici à une analyse détaillée
de Mai 68 et des années contestataires qui ont suivi. Mai 68
a eu des aspects démocratiques mais aussi des aspects destructeurs.
Il faut comprendre l'événement dans cette ambivalence.
Pour le thème qui nous occupe, celui de la transmission, je
voudrais seulement souligner comment la part impossible de l’héritage
de Mai 68 interfère fortement.
Tout un héritage culturel a été remis en cause
d'une façon radicale, héritage qui n'est pas seulement
celui de la religion, mais aussi l'héritage des Lumières
et de la République. La question a été directement
posée : les valeurs, la référence à
la Raison se sont montrées non seulement impuissantes, mais
n'ont-elles pas servi de masque pour couvrir les massacres ?
La réponse donnée à cette question est allée
dans le sens du règlement de compte, du rejet et de la table
rase.
Une question a commencé à revenir en force : Qu'en
a-t-il été de la collaboration ? Les années
70 voient paraître un certain nombre de livres et de films où
on commence à régler les comptes. Toute cette histoire
refoulée sous le gaullisme qui présentait une France
résistante, remonte à la surface vers les années
70. Je ne crois pas que nous soyons véritablement sortis de
ce règlement de comptes avec ce passé et cette vision
noire des sociétés européennes. Ce qui me paraît
manifester un refus d'assumer l'ambivalence de l’histoire.
En matière d’injustice et de massacres, aucune civilisation,
aucun pays ne peut disposer d'un blanc-seing. Mais il importe de souligner
que la culture occidentale a une tradition d'auto-réflexion
et d'auto-critique. Ce qui suppose une opération de discernement
dans le rapport avec son propre passé. Ce n’est pas, me semble-t-il,
ce qui se fait aujourd’hui. On peut glisser dans une logique de culpabilité
morbide en se fixant sur les horreurs de l'histoire, surtout quand
celles-ci nous sont renvoyées presque quotidiennement par des
images médiatiques. Cela a pour effet d'engendrer une certaine
paralysie quant à la capacité d'une société
à se reprendre et à inventer son avenir.
Les changements décisifs qui se sont opérées
dans les années 68-70 ne se se sont pas limités pas
à ce règlement de compte. Dans le même temps,
une nouvelle forme d'individualisme va se développer pour qui
le rapport au collectif ne va plus de soi et qui considère
les pouvoirs et les institutions comme de simples appareils de domination.
C’est toute une nouvelle culture qui commence alors à se façonner.
Paradoxalement ce qui a pu apparaître dans les années
68 et au début des années 70 comme un anti-conformisme
s'est transformé en un nouveau conformisme. Nous sommes dans
une logique individualiste beaucoup plus auto-centrée que par
le passé. Comme le dit Marcel Gauche : "La caractéristique
fondamentale de la personnalité contemporaine serait l'effacement
de cette structuration par l'appartenance. L'individu n'est pas organisé
au plus profond de son être par la précédence
du social et par l'englobement au sein d'une collectivité avec
ce qu'elle a voulu dire millénairement durant, de sentiment
d'obligation, de sens et de dette."
L’histoire à la croisée
des chemins
Mes propos vont peut-être sembler pessimistes, mais je pense
qu'on ne peut pas exclure la question d'une société
qui serait comme hantée par sa propre décadence. Je
pense à la phrase de Bernanos :"Il est plus facile que
l'on croit de se haïr". Nous sommes, me semble-t-il, dans
une société où les individus ont beaucoup de
mal à s'estimer comme les héritiers d'une histoire.
La part impossible de l’héritage de Mai 68, qui se retrouve
aujourd’hui sous une forme abatardie dans la société,
bouche l’horizon. Mais une société qui rend insignifiant
son passé se condamne à ne plus inventer un avenir discernable
porteur d'espérance.
La question qui nous est posée est de sortir de cette situation
et je n’ai pas de réponse toute faite à cette question.
La situation historique nouvelle dans laquelle nous sommes, nous offre
peut-être une chance nouvelle. Nous ne retournerons pas en arrière
et toute attitude simplement réactive me semble condamnée
à l’échec. Mais c’est à partir d’une rupture
dans la tradition qu’il nous est peut-être possible de renouer
les fils, dans la mesure où la crise que nous vivons nous rend
plus libres dans le rapport au passé et peut nous permettre
de le réinterroger plus librement, en faisant resurgir ce que
P. Ricoeur appelle ses "potentialités inaccomplies"jusqu’alors
cachées. A nous d'opérer un discernement, à nous
de reprendre cet héritage, de voir en quoi il peut nous éclairer
par rapport aux défis bien réels du présent.
Il y a une grande part de l'héritage de Mai 68 qui me semble
impossible à reprendre et qui me paraît liée à
l'impasse dans laquelle nous sommes. Mais il est des questions qui
ont été posées de façon confuse : "Dans
quelle société vivons-nous ? On nous a promis le bonheur,
voyons, sommes-nous heureux ? La modernisatoin, pour quoi faire et
pour aller où ?"
A nous de reprendre ces questions sur d'autres bases en s’appuyant
sur ce qui dans notre propre tradition, peut nous aider à y
répondre.
Jean-Pierre Le Goff philosophe de formation, est
sociologue au Laboratoire Georges Friedmann (Paris I-CNRS). Il préside
le club Politique Autrement, qui explore les conditions d'un renouveau
de la démocratie dans les sociétés développées.
Il est notamment l'auteur, aux Éditions La Découverte,
de Le mythe de l'entreprise, Mai 1968, l'héritage impossible
et La barbarie douce, ouvrages qui ont rencontré un grand succès.