Et si nous manquions l'heure des réconciliations ?
Frère Roger pose cette question dans la "Lettre de Taizé
1999-2001", lue devant soixante mille jeunes réunis récemment
à Barcelone. Le fondateur de Taizé ne parle pas pour ne
rien dire et ce qu'il dit est grave : "C'est comme si des trains
cheminaient les uns à côté des autres : ils s'arrêtent
de temps à autre pour permettre une rencontre puis chacun reprend
son propre train. A force de remettre la réconciliation des chrétiens
à plus tard, l'œcuménisme, sans s'en rendre compte, pourrait
entretenir des espoirs illusoires. Et qui oserait amener les jeunes
vers une illusion ? Quand la vocation œcuménique ne se concrétise
pas dans des réconciliations, elle ne conduit nulle part et la
flamme s'éteint".
Livré aux seuls théologiens de tous bords, l'œcuménisme
piétine. C'est leur métier de s'occuper des désaccords
pour s'efforcer de les surmonter. Ils font de leur mieux. Mais, à
force d'être retournés dans tous les sens, les désaccords
font oublier le plus important : l'accord sur l'essentiel, tel qu'un
éditorialiste agnostique * l'énonçait récemment
: "Par l'incarnation de Dieu fait homme, le christianisme éclaire
chaque individu de l'étincelle divine qui en fera une "personne"
apte à la liberté. En deux millénaires, c'est cet
élan libérateur qui exhaussera l'Occident".
La Bonne Nouvelle est strictement la même pour tous les chrétiens,
provocante, étrange et folle ; comme au temps de Saint-Paul,
scandale pour les juifs, folie pour les païens : "Dieu
l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié"
(Ac, 2,36).
Dieu s'est mis en procès devant les hommes, en la personne de
Jésus, Dieu fait homme par amour pour les hommes. La mort de
Jésus, c'est le verdict des hommes et chacun sait, au moins depuis
Pascal, que le procès continue : Jésus est en agonie
jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
Sans aller jusqu'à leur reprocher de dormir, on peut se demander
si les théologiens des diverses confessions chrétiennes,
qui multiplient rencontres, colloques et symposiums, ne somnolent pas.
Car leurs discussions ne portent jamais sur l'essentiel. Ce qui unit
tous les chrétiens est pourtant infiniment plus important que
ce qui les divise. Trop souvent, les désaccords semblent relever
de maladies sclérosantes bien connues : ritualisme, dogmatisme,
passéisme, autoritarisme… La réconciliation des chrétiens
se fera bien plutôt dans la reconnaissance du caractère
bienfaisant de leur diversité, fruit de péripéties
historiques et culturelles, dans l'expression liturgique et l'organisation
interne d'une foi commune qui remonte au Credo du Concile de Chalcédoine,
en 451.
Le chemin de l'union ne passe pas par le relativisme ou le laxisme
: le sel ne s'est pas affadi, l'essentiel a été miraculeusement
conservé par l'ensemble des confessions chrétiennes. Il
est le tronc commun à partir duquel peut et doit s'épanouir
la "liberté des enfants de Dieu".
L'avenir de cette foi commune est incertain. Il est sombre si les chrétiens
restent recroquevillés sur de dérisoires querelles du
passé. Redevenu prospectif et non plus rétrospectif, un
christianisme réconcilié avec lui-même pourra connaître
une nouvelle jeunesse au XXIe siècle, parce qu'il propose une
réponse vitale à l'irrépressible attente humaine
concernant l'énigme de son existence, attente que la science
n'a pas comblé et ne comblera pas : ce n'est pas son problème.
Le christianisme est, par nature, subversif. On l'oublie trop souvent.
Au XXIe siècle, son rôle ne doit pas être de bouder
la modernité et de prôner un illusoire retour à
une chrétienté faussement idéalisée, mais
bien plutôt de subvertir de l'intérieur la modernité.
Les vertigineux progrès matériels acquis depuis un siècle
peuvent s'orienter soit vers l'"égoïsme régulé"
de la société athée qui se construit sous nos yeux,
soit vers une "magnificence partagée", pour reprendre
la très belle expression du théologien orthodoxe Olivier
Clément.
Mais rien ne se fera sans une multitude d'initiatives locales.
Châtenay-Malabry est une petite commune urbaine qui présente
la particularité remarquable d'être, en quelque sorte,
un microcosme du monde chrétien, ce qui pourrait en faire un
"laboratoire expérimental" pour la réconciliation
et l'union des chrétiens : en effet, on y célèbre
les cultes orthodoxe, copte, protestant et catholique ; autant de petites
communautés, immergées dans une société
massivement soumise au mot d'ordre implicite du "tout économique"
: consomme et pense le moins possible, c'est mauvais pour la santé
!
On pourrait essayer de penser, sans se dégrader la santé,
à ce que pourrait être un œcuménisme local : une
oasis dans le désert spirituel où tant de gens meurent
de soif.
André Girard
* Claude Imbert, Le Point du 12/01/2001
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