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Bientôt la nuit de Pâques, et comme à chaque veillée,
nous entendrons ces paroles : "Faisons l'homme à notre
image, à notre ressemblance. Qu'il soit le maître des poissons
de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes
sauvages et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre
(….) Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et
soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux
du ciel et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre".
Pour en faire quoi, Grand Dieu ? Depuis des semaines on extermine à
tout va des troupeaux entiers d'animaux dont on soupçonne qu'ils
seraient susceptibles d'attraper une maladie guérissable. Chaque
soir, à la télévision, sur fond de brasiers de
moutons, sur fond de cadavres de vaches aux membres désarticulés,
à la langue pendante, devant ces images atroces et grotesques,
un présentateur impassible dresse froidement le bilan de la crise
agricole. Quelle sorte d'Homme sommes-nous en train de devenir ?
On massacre à titre préventif, on élimine par précaution
: c'est nouveau et c'est moins cher. "Moins cher" est l'argument
qui justifie tout. Mais faire mourir des animaux de peur qu'ils ne tombent
malades… L'Economie a vraiment ses mystères.
Je ne veux pas être hypocrite. Je mange de la viande, il faut
vivre, et pour se nourrir, souvent, il faut tuer : c'est un peu la loi
sur la terre. Mais il ne s'agit même plus de cela. Sur l'autel
d'une rentabilité imaginaire, on sacrifie ni plus ni moins qu'un
vulgaire excédent de légumes des milliers d'êtres
vivants. Car ce sont, enfin, c'étaient, des êtres animés,
souffrants, pas des choux-fleurs ni des tomates, ces cadavres que déversent
par centaines les camions-bennes dans les brasiers, et dont la vision
de cauchemar évoque invinciblement d'abominables images de guerre.
Même dans le regard des agriculteurs ruinés, qu'on a pourtant
jamais vu pleurer sur du bétail, il y a autre chose que des chiffres
: comme le reflet d'une horreur !
Seulement, à l'échelle de notre économie contemporaine,
tout se confond, tout se fond dans une gigantesque indifférence
financière plus redoutable encore que la cruauté, parce
qu'elle ne se connaît pas. Le nombre efface l'espèce. On
gère des gisements, des quotas, des surplus. Ces mots-là
sont anonymes. Je ne pense pas qu'un chrétien puisse raisonner
de cette façon. Les animaux sont aussi des créatures de
Dieu, même si cela fait 600 ou 700 ans qu'ils n'ont plus d'âme…
Et la Création toute entière mérite le respect,
même si l'homme, qui l'a entraînée avec lui dans
sa chute, doit lui imposer les lois de sa survie. Alors n'aggravons
pas notre cas : prédateur, sans doute, monstre, non.
Je pense à ces chasseurs africains qui s'excusent auprès
de leur proie : parce que la chasse est une nécessité
mais que tuer est un mal, parce que hommes et bêtes qui partagent
l'existence sont aussi frères, parce que, mieux que nous, ces
civilisations ont gardé l'intuition de ces temps mythiques où
tous les êtres créés coexistaient pacifiquement
et ne connaissaient ni la mort, ni le sang. Ces temps dont Isaïe
nous annonce le retour : "Le loup habitera avec l'agneau, le
léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau
seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. Le nourrisson
s'amusera sur le nid du cobra, sur le trou de la vipère, l'enfant
étendra la main".
Tout récemment, un journaliste dénonçait à
juste titre, dans un grand quotidien, la folie iconoclaste des Talibans.
Et de citer, à l'appui de leur barbarie, le sacrifice rituel
de douze vaches. Douze vaches ! Vraiment, ah non, vraiment, les sauvages
! Et nous, à quel Dieu en sacrifions-nous des milliers ?
Anne TAUVEL
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