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   Apaiser les conflits ? Oui, mais ...  
     
   Germinal n° 123, juin 2001  
   

J'ai lu récemment qu'un diplomate américain fort connu, estimait qu'il fallait laisser se développer les conflits avant d'intervenir ; pour avoir une chance réelle d'aboutir à la paix, lorsque les esprits sont suffisamment mûrs pour accepter de négocier. C'est triste et même cynique, lorsque des vies sont en jeu ; mais c'est peut-être aussi malheureusement assez réaliste.

Toutes proportions gardées et dans un domaine moins tragique, j'ai eu à me poser ce genre de question, à propos de certains conflits du travail auquel j'ai eu à faire face.

Numéro deux d'une direction industrielle de mille deux cent personnes, qui travaillait jour et nuit tout au long de l'année dans le secteur aéronautique, j'ai connu plus d'une fois des situations, où l'on est allé à la rupture, parce qu'on était dans l'impossibilité de conclure autrement.

Il est évident que lorsqu'on est du côté du " patron ", on cherche bien entendu à régler les problèmes aussi vite que possible et on ne va pas au conflit pour le plaisir ; je n'ai jamais rencontré de responsable sadique à ce point. Mais on ne fait pas non plus toujours ce que l'on voudrait, surtout avec la culture de certains syndicats, pour lesquels il faut d'abord créer un rapport de force, donc déclencher systématiquement la grève, avant d'entamer une négociation. La cogestion à l'allemande ne fait pas partie de notre culture

Je précise quand même, qu'à aucun moment, l'emploi des personnels concernés n'a été mis en cause dans les conflits en question ; où l'on était loin de connaître la situation de certaines entreprises, qui ont récemment défrayé la chronique, en annonçant des plans de licenciements massifs.

Il s'agissait au contraire de situations conflictuelles se développant dans un contexte de croissance, imposant des adaptations parfois difficiles à faire accepter par le personnel : augmentation de la polyvalence dans certains métiers et changement des habitudes de travail pour suivre l'évolution des techniques, modification des horaires de travail et par là des rythmes de vie.

Quand il doit faire face à une grève, le " gestionnaire du conflit " doit lutter sur trois fronts : limiter les dégâts autant que possible pour la clientèle, discuter avec sa direction générale pour faire accepter une solution, négocier avec les représentants du personnel pour aboutir à un accord. Il peut y avoir encore un quatrième front, la communication externe, si les médias s'en mêlent ; d'autant plus qu'ils abondent en général dans le sens des syndicats. Le tout évidemment de manière concomitante.

Limiter les dégâts, veut dire pour un cadre, mettre la main à la pâte si nécessaire, c'est à dire échanger à certaines heures du jour ou de la nuit, son costume cravate pour une tenue moins seyante, mais plus adaptée au travail du mécanicien ou du magasinier, que l'on peut être amené à remplacer ponctuellement. Ce n'est pas le côté le moins désagréable, car en pratiquant ainsi, on découvre parfois des choses intéressantes sur le plan pratique, qui permettent notamment de reconnaître, voire de dénier, le bien-fondé de certaines revendications.

Discuter avec sa direction générale, consiste d'abord à bien faire sentir le problème à un état-major plus porté naturellement sur la stratégie commerciale ou la situation économique de l'entreprise que sur les problèmes d'un secteur industriel, qui dérangent plus qu'ils ne passionnent. La discussion a pour but final de faire accepter la " facture " qui seule permettra de dénouer la situation. Car dans la grande majorité des conflits, quel qu'en soit le motif, tout se ramène à un problème d'argent, le reste n'est qu'habillage. Cette discussion n'est pas toujours confortable pour le " gestionnaire " du conflit, car il doit garantir à sa direction générale, qu'avec le " crédit " alloué, on arrête bien la grève. Il est évident qu'il n'a pas intérêt à se tromper.

Puis quand on a obtenu le feu vert " d'en haut ", il faut " vendre " sa solution à ses partenaires dans la négociation. Par morceaux et par une suite de pressions réciproques, car il ne faut pas abattre ses cartes du premier coup ; ni frustrer l'autre partie d'une victoire qu'elle doit arracher pour justifier son combat. La ligne droite n'est pas le plus court chemin pour arriver au but dans ce cas ; c'est difficile à admettre parfois, notamment lorsqu'on est jeune cadre et qu'on n'a pas eu encore le " baptême du feu ".

Enfin, tôt ou tard on aboutit à un accord formel et on signe solennellement un protocole de fin de conflit ; ou bien on n'arrive pas à conclure formellement et on applique d'autorité la solution qu'on a proposée, lorsqu'on a la conviction qu'elle répond aux attentes du personnel et que la grève s'arrêtera d'elle-même, malgré les dénégations des syndicats. Dans ce cas pour sauver la face, les syndicats sortent un beau tract annonçant que la grève est provisoirement suspendue et que la lutte continue sous d'autres formes. Mais personne n'est dupe.

Qu'est ce que je retiens aujourd'hui de ces expériences, qui remontent à une douzaine d'années ?

Je pense tout d'abord que les vrais problèmes de l'entreprise ne sont pas d'ordre technique, même dans un environnement de haute technicité, comme celui que j'ai connu. La technique est quelque chose de pur, surtout dans l'aéronautique ; il y a des normes strictes, des lois bien définies et en cas de problème, on peut toujours se référer à une documentation ou à une expertise, pour trouver la solution.

Les problèmes économiques d'une entreprise peuvent être préoccupants et difficiles à résoudre ; mais là encore, il y a des lois, des règles du jeu et les chiffres donnent en général des indications claires sur une situation. On peut faire aussi des simulations ou des projections sur l'avenir, pour échafauder des plans qui aideront à bâtir une solution.

Les problèmes humains ne sont pas de même nature. Il n'y a pas véritablement de loi, si ce n'est, à la limite, celle du plus fort. Ces problèmes ne se posent jamais comme dans les livres, si tant est qu'il en existe sur le sujet ; ils ne se posent jamais non plus deux fois de suite de la même manière et lorsqu'on a résolu un problème, on n'est jamais sûr qu'il ne se reposera pas le lendemain sous une autre forme. Bref, quelle que soit la littérature que l'on peut trouver sur le sujet, on est le plus souvent amené ici à concevoir soi-même sa propre " religion " dans ce domaine, en fonction de ses observations et de son expérience. C'est l'école de la vie par excellence : on avance toujours à tâtons dans la pratique, avec plus ou moins de succès. Et comme on ne peut pas toujours précéder les desiderata, ni s'affranchir des lois du marché lorsque l'on est dans un environnement concurrentiel, on arrive de temps à autre à une butée : la ficelle casse parce qu'on a un peu trop tiré dessus et le conflit éclate.

Il faut avoir des nerfs solides pour garder sa sérénité en pareille circonstance, où l'on doit s'efforcer d'être toujours à l'écoute et de décrypter les messages, pour bien identifier la situation et construire une réponse adaptée. Car il faut savoir souvent lire entre les lignes des tracts syndicaux, qui ne mettent pas toujours le vrai motif en avant, parce que parfois difficilement avouable, ou bien parce qu'il ne fait pas l'unanimité. S'agissant notamment de conditions de travail, il peut y avoir, par exemple, autant d'appréciations diverses sur la pénibilité d'une grille horaire qu'il y a d'individus, car on ne réagit pas de la même façon, suivant qu'on est jeune et célibataire ou plus âgé avec des enfants d'âge scolaire.

Il faut savoir aussi encaisser quelques coups, qui ne sont jamais agréables, en s'interdisant naturellement de réagir, pour ne pas compromettre les chances de succès. Il y a bien sûr la littérature syndicale, où l'on vous prête toutes sortes d'intentions malignes et où l'on vous gratifie de gentils sobriquets ; cela fait partie du jeu et cela amusera vos petits enfants plus tard, car vous gardez bien entendu ces tracts comme une relique.

Le " jeu " peut consister encore à voir débarquer un beau jour dans votre bureau, à l'improviste, un commissaire de police et un inspecteur munis d'une commission rogatoire, pour perquisitionner dans vos dossiers et chercher par exemple la preuve, que des intérimaires, habituellement utilisés par l'entreprise, ont remplacé des personnels en grève, ce qui est interdit par le règlement. Tout ceci résultant d'une plainte en référé déposée par un syndicat de l'entreprise.

Les documents ne sont évidemment pas dans votre bureau, mais dans un local d'archives, où vous allez passer quatre jours, toutes affaires cessantes, avec un expert commis pour la circonstance, à brasser des kilos de papier, pour scruter, jour par jour, les horaires travaillés par une cinquantaine de personnes pendant un mois. Vous trouverez effectivement quelques cas douteux, qui vous vaudront d'être pointé du doigt par l'avocat du plaignant, deux semaines plus tard devant un tribunal, en tant que représentant d'une affreuse société, qui ose violer ainsi la loi au lieu de répondre aux justes revendications des travailleurs ! Et votre entreprise écope d'une amende symbolique pour vous apprendre à ne pas recommencer.

C'est d'autant plus rageant que dans le cas cité, la seule personne qui détient la vérité, en l'occurrence le chef du service concerné, a été victime d'un accident cérébral quelques jours avant la perquisition, perdant de ce fait l'usage de la parole pendant près de deux mois. L'affaire a déjà été jugée, lorsqu'il peut enfin apporter la lumière, sur ce qui se révèle être en fait un faux problème pour l'essentiel : les brouillons d'horaire au crayon, saisis dans son bureau, n'avaient aucune consistance réelle. Mais là encore, pas question de réagir ; ce qui compte, c'est de sortir au plus vite du conflit.

Enfin, s'il n'y a pas de véritable science dans ce domaine, il existe quand même des recettes pour tenir le coup et savoir agir dans ce genre de situation. Cela s'apprend dans des centres de formation spécialisés, tant du côté patronal que du côté syndical. Ce qui en pratique conduit à un certain rituel de la négociation en France, chacun connaissant les ficelles de l'autre. La connaissance de ces recettes ou techniques facilite nettement la vie et permet en particulier de retrouver un excellent sommeil le soir, en rentrant à la maison.

En conclusion, diriger des hommes et gérer des conflits n'est pas toujours une partie de plaisir ; on sait ce que l'on sème, mais on ne sait jamais si on récoltera un jour. C'est souvent frustrant, surtout pour un ingénieur de formation, qui sait trouver, dans la technique ou l'économie, des motifs de satisfaction immédiate, après avoir réussi un dépannage difficile ou mis en évidence, chiffres à l'appui, un résultat intéressant.

Mais lorsque quelques jours après une séance houleuse de négociations, où on a eu franchement l'impression de perdre son temps, un délégué syndical vous dit avoir trouvé cette réunion très positive ; lorsqu'un autre vous offre, six mois après, une tasse de café et vous répète, que finalement on a plutôt bien œuvré ensemble, on se dit qu'on a peut-être apporté sa pierre à l'édifice.

Et quand quelques années plus tard, les anciens partenaires dans la négociation se retrouvent, le verre à la main, à évoquer pudiquement ces temps-là aux réunions des anciens, on en sourit plutôt.

Etait-ce vraiment le "bon temps" ? Je n'en sais rien, mais je dois avouer que j'ai aimé. Passionnément.


Daniel Désormière

 
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