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Sergueï Mikhaïlovitch, photographe du Tsar
Au début du siècle dernier, Sergueï Mikhaïlovitch
Procoudine-Gorsky, âgé d'une quarantaine d'années,
était un chimiste et un physicien connu en Russie. Il s'était
spécialisé dans la toute nouvelle technique de la photographie
en couleurs. Le procédé qu'il avait mis au point consistait
à prendre, à l'aide d'un appareil photographique spécial,
trois fois le même cliché, en enchaînant le plus
vite possible. Ces trois clichés étaient pris sur une
plaque sensible noir et blanc, mais chacun à travers un filtre
coloré, correspondant aux trois couleurs fondamentales. Les
négatifs étaient transformés par contact en positifs
sur verre, toujours noir et blanc.
Les images étaient ensuite projetées sur un écran,
grâce à un projecteur à trois objectifs, spécialement
conçu, chaque image traversant un filtre coloré. Les
trois images colorées se superposaient sur l'écran et
reconstituaient ainsi les couleurs naturelles du sujet.
Fort de cette technique, Sergueï Mikhaïlovitch avait une
idée en tête : parcourir la Russie profonde et photographier
lieux et gens, pour constituer des documents pédagogiques à
destination des élèves des écoles. Et leur faire
mieux prendre conscience par là, de la diversité et
de la richesse de ce pays immense.
En 1909, le tsar Nicolas II, auquel Sergueï Mikhaïlovitch
avait réussi à présenter son projet, fut tout
de suite conquis par l'idée. Il signa rapidement les oukazes
nécessaires pour permettre à l'intéressé
de circuler sans problème dans tout l'empire et lui affecta
un wagon spécial, remorqué à la demande, pour
servir à la fois de logement de campagne et de laboratoire
pour le développement des clichés.
Pendant cinq ans, de 1910 à 1915, Sergueï Mikhaïlovitch
va délaisser les grandes villes et les personnages importants,
ce n'était pas le sujet, pour s'intéresser aux lieux
les plus reculés, notamment en Asie Centrale et dans le Caucase.
Et il en ramène des clichés hauts en couleurs, que nous
avons eu la joie d'apprécier, 90 ans après, sur le grand
écran vidéo de notre salle paroissiale, le 18 octobre
dernier.
C'était la première partie de notre " soirée
Russie ". Une centaine de clichés, exceptionnels, tant
par leur qualité que par le témoignage qu'ils représentaient.
Des églises dont beaucoup ont été rasées
depuis par les bolcheviques, des notables d'Asie Centrale qu'on croirait
de notre époque, comme si le temps s'était figé
dans l'intervalle, des scènes de vie tout à fait typiques.
Cette projection a visiblement ravi l'assistance. Et ce d'autant plus
que les photos nous étaient montrées et commentées
par Jean Swetchine, un ami chatenaysien, qui les a découvertes
à Washington en juillet dernier, lors d'une exposition à
la bibliothèque du Congrès Américain. Ces clichés,
acquis par le gouvernement américain en 1948, n'avaient jamais
été montrés au public depuis 1915. En dehors
de son intérêt constant pour le pays de ses ancêtres
et de son attrait pour la photographie, Jean Swetchine avait aussi
une bonne raison de regarder ces photos de près : Sergueï
Mikhaïlovitch n'était autre que son grand père
maternel.
NDLR : Adresse du site internet pour voir ces photos :
http://www.loc.gov/exhibits/empire/
Le renouveau de l'Eglise en Russie
La tâche du Père René Marichal, notre deuxième
intervenant ce soir-là, était un peu plus ardue : nous
dresser en trente minutes un bilan de la situation de l'Eglise en
Russie et nous décrire les perspectives qui s'ouvrent pour
cette Eglise, après avoir été réduite
au silence et martyrisée pendant sept décennies.
Tout a commencé en 1988, année du millénaire
du baptême de la Russie. L'Etat russe, qui se demandait comment
gérer l'événement, a finalement donné
son feu vert sous l'impulsion de Mikhaïl Gorbatchev, pour que
des festivités aient lieu à cette occasion. Ce qui a
entraîné un choc d'une puissance imprévue. Des
millions de femmes et d'hommes prirent alors conscience qu'il y avait
une réalité qu'on leur avait cachée et demandèrent
à rejoindre l'Eglise. On baptisait à tour de bras, au
sens littéral du terme. Dans l'urgence, priorité fut
donnée à la " quantité ", en ne lésinant
pas trop sur les conditions d'adhésion à la foi ; le
problème de la " qualité " fut renvoyé
à plus tard.
Les lieux de culte étaient dévastés. Un grand
effort fut fait pour rentrer en possession de ce patrimoine. Nombre
d'églises et de monastères furent relevés par
des bénévoles.
On avait à nouveau des églises, mais qui mettre à
leur tête ? Il n'y avait que trois séminaires ecclésiastiques
du temps de l'URSS : Moscou, Leningrad et Odessa et on n'y entrait
pas comme on voulait. L'Etat avait institué un numerus clausus
et il fallait un certificat du responsable local du parti pour entrer
au séminaire.
Toujours dans l'urgence, on mit provisoirement en place des gens de
bonne volonté, ordonnés rapidement mais dont l'instruction
religieuse était limitée. Le pays s'est ainsi couvert
d'un clergé peu intellectualisé et mal formé.
Contrairement à l'Eglise Catholique, l'Eglise de Russie, préoccupée
par sa survie, a tout mis dans la prière liturgique, en laissant
le temporel de côté ; elle se veut avant tout une église
contemplative, qui se tient debout devant Dieu. C'est même un
certaine rupture avec le passé où l'Eglise avait un
rôle civilisateur dans ce pays : on apprenait à labourer
autour des couvents.
La liberté retrouvée, les résultats sont bien
vite arrivés : il y a aujourd'hui en Russie 128 diocèses
(contre 67 en 1980), 19000 paroisses (contre 700), 480 monastères
(contre 18), 26 grands séminaires et 29 écoles ecclésiastiques
(petits séminaires), des séminaires féminins
pour les femmes appelées à diriger les chants à
l'église. Notons au passage, pour l'anecdote, que ces séminaires
féminins ont une double fonction, car les futurs prêtres
y trouvent naturellement des épouses toutes prêtes.
Les décisions importantes de l'Eglise sont prises par un synode,
en présence du Patriarche. Le synode traite par exemple des
questions concernant les relations ecclésiastiques, les oeuvres
caritatives, et la coopération avec les forces armées
et les forces du maintien de l'ordre.
L'Eglise, l'Etat et le Pape
Les rapports entre l'Eglise et l'Etat connaissent des fortunes diverses.
Sous Gorbatchev, l'Eglise était l'alliée naturelle
de l'Etat pour remettre un peu d'ordre et de morale dans la société.
Le Patriarche actuel, Alexis II, était d'ailleurs à
l'époque chancelier des affaires ecclésiastiques,
c'est à dire en fait courroie de transmission entre l'Eglise
et l'Etat.
Si les laïcs adhèrent dans leur grande majorité
au mouvement patriotique orthodoxe, mais sans pour autant représenter
une unité politique, l'Eglise Orthodoxe se défend
quand même de revendiquer le statut d'une église d'Etat
; la Fédération de Russie reste un Etat pluriconfessionnel.
Mais le gouvernement actuel trouve que le simple loyalisme de l'Eglise
est insuffisant pour maîtriser la crise profonde actuelle
; il voudrait une Eglise plus engagée avec lui. Il admet
mal par exemple le principe de l'objection de conscience, qui permet
à l'Eglise de refuser l'obéissance à l'Etat
; ceci sur fond de guerre en Tchétchénie, où
les soldats ne veulent plus aller se faire tuer. Sans compter le
fait que par suite des mauvais traitements habituellement infligés
aux appelés dans l'armée, 2000 à 3000 d'entre
eux meurent déjà chaque année, en dehors de
tout conflit.
Un synode a été réuni l'été dernier
pour définir la place que l'Eglise compte tenir dans la cité.
Il y a été en particulier question des relations avec
les non-orthodoxes et de la conception sociale de l'Eglise. Ses
travaux ont été présentés à la
Douma par le métropolite de Smolensk, président de
la conférence épiscopale, mais ne sont encore guère
accessibles au grand public.
Pour terminer, la question des relations entre le Patriarche Alexis
II et le Pape Jean Paul II est bien entendu venue sur le tapis,
mais elle ne revêt pas pour notre conférencier, une
importance primordiale.
Du temps du communisme, l'Occident priait pour l'Eglise du Silence,
mais les russes n'en savaient rien. En 1990, les russes ont eu l'impression
d'être envahis par les chrétiens occidentaux, perçus
comme des " agents recruteurs " avec des moyens financiers
importants. Ces occidentaux, qui avaient par exemple l'habitude
de s'occuper des jeunes et de répondre à leurs attentes,
exerçaient un attrait qui était très mal ressenti
par l'Eglise Orthodoxe convalescente. Elle y a vu une concurrence
déloyale ; le refus de répondre aux demandes de visites
du pape s'inscrit dans ce contexte. " Quand la maison est en
désordre, on n'aime pas recevoir des visites ! " dit
un proverbe local.
Laissons encore un peu de temps à nos frères orthodoxes
pour finir de ranger la maison et terminons aussi le ménage
chez nous. Le jour viendra bien où l'Eglise du Christ pourra
respirer à pleins poumons.
Daniel Désormière
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