" Tout va mal, donc il faut inventer
", suggérait Luc Pareydt dans sa dernière conférence
rapportée par Germinal. Sitôt dit, sitôt fait.
Mais bousculer les habitudes, redistribuer les rôles, redéfinir
l'espace, placer les bancs en vis-à-vis… pas facile.
On a vu des esprits rétifs.
On a vu des regards absents lézarder à la croisée
des ogives. D'autres ont observé ce reflet curieux qui fait
descendre au jardin, comme une fée le long d'un rayon de soleil,
la Vierge d'un vitrail : il y avait peu d'échappées
pour se distraire… Aux rêveurs, aux blasés, aux nostalgiques,
aux réfractaires, pourquoi ne pas proposer un roman ? Un livre
pour faire envoler la poussière, rendre aux figures de l'Evangile
les couleurs de l'existence.
" L'empreinte du ciel " *
est un récit construit autour du Saint Suaire et divisé
en trois parties. Laissons de côté les deux dernières,
plus anecdotiques. La première, la plus longue, et celle qui
nous intéresse, se déroule au temps de la mort du Christ.
Pris d'une amitié sincère pour un maître qui,
cependant, ne lui fait guère de confidence, inquiet de le voir
risquer sa vie et celle de ses amis par des propos de plus en plus
provocants, Judas propose aux autorités romaines de faire enfermer
Jésus quelques temps - juste le temps nécessaire pour
recouvrer la sagesse.
En dépit de sa bonne foi, l'affaire,
on sait, tourne mal. Intriguée par les rumeurs croissantes
de la résurrection du Christ, Claudia, l'épouse de Ponce
Pilate, spirituelle et avisée, mène l'enquête
auprès des disciples.
Voilà l'occasion rêvée
de partir pour la Judée, de se plonger dans la Jérusalem
de l'occupation romaine, de se mêler à la foule des marchands,
des soldats et des pèlerins, de goûter l'atmosphère
enfiévrée de la Pâque juive. L'occasion d'échanger
points de vues et perspectives : que pouvait penser Ponce Pilate,
héritier des philosophes grecs, du principe d'un Dieu unique,
de l'idée d'un peuple élu ? Quelle vision avait Saül
de Tarse, fanatique du Pentateuque, du panthéon bavard et turbulent
de l'occupant romain ? Quel regard portaient l'un et l'autre sur le
Messie de Nazareth ? Quels propos pouvaient bien échanger la
femme d'un gouverneur romain et Jean, le Pharisien de lignée
sacerdotale converti à Jésus-Christ ? Autant de personnages
campés avec beaucoup d'aplomb et de réalisme dans toute
l'épaisseur du mystère de Dieu. Autant de rencontres
et de conversations bourrées d'enseignements, de finesse -
et d'humour : être historien, philosophe et théologien
n'oblige pas à être assommant.
On écoutera Ponce Pilate se
lamenter sur la Judée, cette pépinière d'illuminés,
cette province de fanatiques aux superstitions chicanières,
toujours prêts à humilier l'autorité romaine.
On verra Judas se perdre en conjectures sur les incohérences
d'un maître qu'il ne peut plus suivre. On partagera la déception
d'Antipas, ce tétrarque de Galilée qui croyait acheter
des miracles et espérait remplir sa cave en accueillant aimablement
le " Magicien " de Cana. On entendra Jean soupirer sur la
nouvelle indissolubilité du mariage.
Mais on reconnaîtra, serties
comme des joyaux dans le cours du récit, les paroles du Christ.
On les verra tailler en pièces le bon sens, la logique, la
patience d'hommes instruits, intelligents, conciliants et honnêtes.
Et Jésus prendra les multiples visages de leur incompréhension
: pourquoi prôner un renoncement qui eût ruiné
l'économie et menacé la vie de la société
toute entière ?
Pourquoi chasser à coup de corde
des marchands respectables, simplement occupés à leurs
affaires ? Pourquoi s'entourer d'hommes de si peu de valeur, pêcheurs
ou petits employés incapables de saisir même la plus
enfantine des paraboles ? Pourquoi ressusciter Lazare, un étranger,
quand il eût été si naturel de rendre la vie à
son père ? Pourquoi, avec de tels talents, faire si peu de
miracles ? Et pourquoi en guérir seulement quelques-uns ?
Ainsi contés de bouche en bouche,
de reproches en stupéfactions, de chagrins en dérisions,
de lassitudes en espérances, le procès, la mort et la
résurrection du Christ retournent au plus près de ce
qu'ils ont pu être, et sonnent étrangement juste auprès
de notre vision pétrifiée par 2000 ans d'institution.
Si la parole de Dieu pouvait garder en nous la même odeur de
scandale, la même force de provocation et renaître ainsi
chaque dimanche, il serait bien inutile, comme l'imagine Luc Pareydt
de supprimer les murs des églises : elle passerait sûrement
au travers.
Anne TAUVEL
* " L'empreinte du Ciel ", Hubert Monteilhet, Presses
de la Renaissance.