Les bonnes nouvelles sont rares. Quand
la première page de la rubrique économique d'un grand
quotidien du matin nous en fournit, il faut la faire connaître.
Comment ne pas se réjouir en apprenant
que " la Société S… a retrouvé la profitabilité "
?
D'autant plus que la Société
S… " réalise le rêve de ses clients en pratiquant
le marketing de la différence " ?
Mais quand le grand PDG de la multinationale
S… dévoile " dans une interview exclusive ",
qu' " il s'est positionné sur des produits en plein
boom, comme les consoles de jeux ", alors là…
Alors là, c'est l'euphorie dans la
profitabilité… et dans la débilité de ce charabia
publicitaire. Mais essayons d'être sérieux : campagne
électorale oblige…
Les politiques sont rarement des poètes.
Saint John Perse, qui était diplomate et poète, s'interrogeait
sur la désaffection qu'il constatait pour la poésie
: " La poésie n'est pas souvent à l'honneur.
C'est que la dissociation semble s'accroître entre l'œuvre poétique
et l'activité d'une société soumise aux servitudes
matérielles ".
Une société soumise aux servitudes
matérielles… Dans toutes les sociétés avant la
nôtre, cette servitude est au service de la vie. Survivre est
un devoir, nourrir ses enfants et les éduquer pour perpétuer
la vie est la tâche à laquelle il ne faut pas faillir.
Cette servitude est, nécessaire, vitale, toute revêtue
de noblesse, et c'est l'honneur de nos ancêtres, qui ont eu
faim, de l'avoir surmontée. Grâce à leurs efforts,
grâce aux progrès dans les domaines de l'éducation,
de l'agriculture et des sciences, nous ne risquons plus de souffrir
de la faim (la misère existe encore en France, mais il est
indéniable que les conditions matérielles sont largement
réunies pour l'éradiquer).
Et voilà le grand paradoxe : il semble
bien qu'aucune société n'ait été plus
soumise que la nôtre aux servitudes matérielles. Une
société pressée, bousculée, assujettie
… Par qui, par quoi ? Par l'argent ! Bien sûr, le mal n'est
pas l'argent mais le culte de l'argent, à travers son expression
factuelle : le produit. Mot technique, mot magique, qui exprime dans
toute sa généralité la finalité de notre
société. Un produit est, par définition ce qui
rapporte, c'est-à-dire, n'importe quoi qui peut se vendre !
N'importe quoi, vraiment n'importe quoi, pas seulement des casseroles
ou des machines à laver, non… On sait bien que les plus nobles
causes peuvent être exploitées par des aigrefins, capables
de mettre à profit l'émotion devant la misère
du monde. Trop souvent, le but de la publicité est de nous
donner faim de servitude.
Sur le marché, la " profitabilité
" des produits culturels est très supérieure à
celle des pommes de terre. Leur contribution au PIB est non négligeable
: ce fameux PIB dont l'accroissement est strictement nécessaire
à notre bonheur. Il faut consommer toujours plus. Consommer
quoi ? N'importe quoi, et peu importe la qualité des produits
culturels offerts à la consommation.
La revendication de l'" exception culturelle
" à l'ouverture des marchés est largement dérisoire.
On comprend bien que certaines professions sont menacées par
la puissance des réseaux de distribution des produits culturels
américains. Mais enfin, les grandes œuvres d'art traversent
les siècles et les frontières parce que le sens de l'universel
les habite ; et leurs auteurs se moquent des règlements douaniers.
Est-ce que les chrétiens ne pourraient
pas trouver le moyen de manifester que la culture, c'est aussi un
peu " leur truc " ? Après tout, leurs ancêtres
ont fondé la civilisation où nous vivons. Il est banal
de rappeler que le christianisme est à la source des chefs
d'œuvre de l'art occidental. Le sel s'est-il affadi ?
A la base de chaque culture, il y a toujours
eu une religion, c'est-à-dire la conviction, acquise avec la
langue maternelle, que l'homme n'est pas seul, qu'il est relié
à une réalité forte, stable, durable, plus profonde,
plus vraie que la réalité quotidienne fragile et éphémère,
qu'elle valorise, qu'elle transcende.
Pour la première fois semble-t-il,
cette conviction a été ébranlée depuis
deux siècles en Occident. L'homme a voulu exister seul. Mais
les expériences sanglantes des idéologies du siècle
dernier ont démenti l'optimisme de l'humanisme athée
issu du Siècle des Lumières. Il en résulte un
grand vide, et l'obsédante question culturelle est plus que
jamais à l'ordre du jour : l'homme peut-il s'accomplir seul
? des voix nombreuses, parfois très éloignées
du christianisme, s'élèvent pour exprimer la même
crainte que les chrétiens eux-mêmes : à force
d'éliminer toute espérance d'une issue vers le haut,
la condition humaine n'est-elle pas en train de se réduire
à celle d'un animal supérieur ? Une barbarie moderne
menace l'humanité, à la hauteur de sa puissance matérielle.
Ceux qui dénoncent cette menace considèrent souvent
que le christianisme est un rempart bienfaisant… sans pourtant y adhérer.
Pourquoi ?
Beaucoup d'esprits sont imprégnés
des restes étriqués d'un rationalisme très "
19ème siècle " et par l'image d'un christianisme
qui croyait s'en défendre à coup de formules apprises
par cœur.
Pourtant, pendant les premiers siècles,
le christianisme s'est répandu comme " une rumeur de joie
: révélation d'une amitié divine ". Tous
les Saints, au fil des siècles, en ont témoigné.
Malheureusement, il faut bien constater que l'Eglise n'a pas réussi
à convaincre, en profondeur, que le Dieu dont elle témoigne
n'est pas un Dieu qui écrase, mais un Dieu qui libère.
Pour en trouver les causes lointaines, il faut probablement remonter
au " pacte constantinien " et à ses conséquences
néfastes.
Il faudrait peu de choses, dans le grand
vide culturel de notre société, pour que le christianisme,
au creux de la vague en France, retrouve une nouvelle jeunesse. Des
signes positifs apparaissent, à l'abri des malsaines curiosités
médiatiques. L'exemple le plus positif est sans doute l'évolution
en cours de la catéchèse, qui lie l'éducation
religieuse à l'éducation de la sensibilité :
goût d'une certaine qualité de silence, initiation à
la prière, ouverture à la beauté par la liturgie.
Même les difficultés rencontrées dans cette voie
sont instructives : elles révèlent le mal dont souffre
la société.
Une image suffira pour faire comprendre
aux plus jeunes le caractère positif de cette évolution
: chacun connaît des enfants qu'un excès de solfège
a dégoûté de la musique. Le solfège est
l'instruction au service de la musique. La catastrophe se produit
quand le solfège tend à devenir autosuffisant. Le solfège
sans la musique, c'est nul !
En conclusion, sur le plan culturel, le
christianisme est, comme aux premiers siècles, un ferment libérateur.
L'Eglise, les Eglises chrétiennes, c'est-à-dire les
chrétiens, conscients d'être minoritaires, sont plus
libres que jamais pour faire entendre une autre musique que celle
qui domine dans le grand bazar des produits culturels.
André GIRARD