Existe-t-il un homme européen
? Dans quelles légendes singulières, dans quels récits
mythologiques se fond la diversité des peuples ? Quelle Tradition
commune leur donne cette âme unique, ce même comportement
devant l'existence, l'amour, la mort, le destin ? Dominique Venner
se lance à sa recherche, sur les traces d'Ulysse, de Lancelot,
de Roland ou de Perceval, et nous offre ainsi de redécouvrir
les héros qui ont nourri une part de notre imaginaire.
Mais surtout, il nous propose un étonnant
voyage à travers l'histoire et la philosophie : Iliade, Odyssée,
Roman du Graal ou Edda scandinave, tous ces textes épiques
témoignent d'un même état d'esprit politique et
spirituel. Seigneurs achéens, patriciens romains ou chevaliers
francs forment des castes comparables de guerriers et de propriétaires
terriens, une noblesse dont la puissance tient en respect toute forme
de despotisme monarchique ou religieux. A tous ces peuples, en partage,
les mêmes liens de vassalité, la même notion de
citoyenneté fondée sur le service des armes. A tous
ces hommes, en héritage, la même attitude de défi
devant l'inéluctable, de volonté face au destin :
" Si l'Asie épouse
les énergies du monde, l'Europe est tentée de s'en emparer
pour les soumettre. L'une est associée à la force apparemment
tranquille de l'eau, l'autre à celle du feu… Sinbad n'est pas
le cousin d'Ulysse, l'univers des Mille et une nuits ignore le sentiment
tragique qui accompagne le marin batailleur de l'Odyssée ".
C'était au temps où
la terre était jeune… Bois, roches, rivières et bêtes
sauvages ont encore une âme et la création toute entière
se confond avec le sacré. Le héros cherche au combat
la mesure de son courage. Il n'attend rien des Dieux, nul Verbe tout-puissant
n'est venu lui dicter sa conduite. Seul lui importe de vivre selon
ce qui est beau, droit, juste, harmonieux, élevé : ses
vertus ne sont pas morales, mais esthétiques. Au monde qui
l'entoure, à l'univers où ses sens l'ont plongé,
il donne reflet et conscience. En retour, la nature lui apprend à
mesurer ses passions, à borner ses désirs. En elle,
son intelligence discerne sagesse et équilibre, trouve un modèle
de perfection, établit des règles de vie. Il quitte
l'existence simplement, comme une feuille se détache de l'arbre,
avec, en plus, la seule exigence d'avoir vécu sans faiblesse,
fidèle à son idéal.
C'est vrai, un tel homme séduit et
fascine. Mais plus son éclat grandit à nos yeux, plus
se tasse une silhouette familière : tout petit, tout en bas,
dans l'ombre du guerrier à la cuirasse étincelante,
sous le regard de l'Homme Antique libre, innocent et fort… tâche
péniblement d'exister le chrétien. Il va, ployant sous
le fardeau du péché originel, mortifié, timoré,
enchaîné par la peur et les interdits qui entravent sa
nature humaine et asservissent son jugement.
On pense, entre les pages, au religieux
austère et violent imaginé par Zola, jetant ses regards
courroucés sur tout ce qui prend naissance de la chair, croît,
se développe et jouit de l'existence. On songe à ce
prêtre aride et désincarné mis en scène
par Maupassant, découvrant malgré lui, honteux et bouleversé,
l'accord secret d'un clair de lune et d'un couple enlacé. On
comprend Dominique Venner quand il reproche au christianisme d'avoir
détruit deux harmonies fondamentales : celle de l'âme
et du corps, celle de l'Homme et de la Nature ; avec la culpabilisation
de la chair et le règne absolu du genre humain sur la création,
l'homme, humilié mais fou d'orgueil, a rompu son équilibre
et saccagé son univers ; son bonheur s'est brisé pour
longtemps.
Si ces deux griefs semblent justifiés,
est-il tout à fait équitable d'opposer aux faiblesses
du monde chrétien un idéal illustré par des personnages
d'exception ou des héros mythologiques ? Le tout-venant du
Celte ou du Romain vaut bien celui du chrétien… La sainteté
n'est pas plus monnaie courante que la noblesse et le courage de chevaliers
de la table Ronde. Ses exigences ne sont pas moins élevées.
La force d'âme, l'audace, l'énergie, la loyauté,
la générosité, le désintéressement,
la maîtrise de soi et le mépris de la mort auraient-ils,
par hasard, fait défaut aux saints et aux martyrs ? Il est
d'autres théâtres que les tournois, les duels ou les
champs de bataille pour mettre en valeur de telles qualités
: tout au fracas des armes, l'auteur l'a peut-être oublié.
Mais l'aspect plus troublant de ce livre
est la façon très profonde dont il oppose deux morales,
celle du bien et du mal et celle du beau et du laid : la première
néfaste, source de tous les abus et de toutes les tyrannies,
la seconde, saine et sage, offrant à l'âme, pour toute
sanction, le seul reflet de sa grandeur ou de sa petitesse. Ainsi,
à cet idéal de force et de vaillance se joint le respect
d'une certaine élégance morale, le sentiment naturel
de ce qui élève ou de ce qui abaisse. Avec ce seul garde-fou,
qui ignore le péché et ne fait guère de part
à l'amour, l'homme aura su se préserver des haines les
plus implacables qui ensanglanteront le cours de l'Histoire. La leçon
est cruelle…
Tout de même, ne nous y trompons pas
: il n'est nul besoin de haïr pour exclure de l'humanité.
Malheur aux adversaires qui n'auront pas eu le courage de mourir sur
le champ de bataille ! Ils ont cessé d'être des hommes,
c'est ainsi que le monde antique justifie l'esclavage. Et le "
surhomme " de Frédéric Nietzsche n'a-t-il pas,
lui aussi, gagné droit de vie ou de mort sur les créatures
ordinaires ? Aux vainqueurs sans état d'âme, une religion
venue d'Orient a voulu donner une conscience. Le prix à payer
aura peut-être été lourd. Mais l'Histoire montre
aussi que, sans elle, le culte du héros se détourne
facilement pour se mettre au service du pire.
Reste à puiser dans les récits
d'Homère ou dans ceux de Chrestien de Troyes cette recherche
de mesure et d'harmonie, ce patient effort de construction, de maîtrise
et de dépassement de soi-même. " Tout ce qui est
vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne
d'être aimé et honoré (…) tout cela, prenez le
à votre compte ", voilà, décrit par Saint-Paul
-dans des termes pratiquement esthétiques- un idéal
à partager avec les héros du monde ancien. Et puis,
loin des anathèmes et des persécutions, notre religion
se métamorphose. On peut aujourd'hui l'imaginer ouverte à
l'importance des sens et du plaisir comme à l'amour de la nature.
Non pas parce que le monde change ; mais parce que, dans le respect
de tout ce que Dieu a créé, ce sont deux réconciliations
précieuses au bonheur de l'homme.
Anne TAUVEL