"Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Par lui, tout s'est fait, et rien de ce qui s'est fait ne s'est fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes" Prologue de l'Evangile de Saint Jean
   

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Entretiens de Robinson - Année 2011

Les Entretiens de Robinson, avec pour thème cette année La société de l'évaluation, se sont tenus les dimanches 23, 30 janvier et 6 février de 16h à 18h, au temple de Robinson.

Serge Drabovitch nous propose un résumé des trois  conférences.

- L'étrange miroir à deux faces de l'évaluation à la française
- Les limites de la compétition, comment réagir (intelligemment) au néo-libéralisme
- Evaluation entre Amour et Justice

 

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Compte rendu du premier entretien : L'étrange miroir à deux faces de l'évaluation à la française avec Didier Sicard, Professeur émérite de médecine, Ancien Président du Comité Consultatif  National d'Ethique.

    L’orateur dit avoir ressenti la présentation qui lui a été faite du thème choisi –l’Evaluation—comme s’il s’agissait d’un véritable repoussoir !
    Or il se trouve être actuellement président  de « L’Institut des données de santé » qui a précisément une vocation d’évaluation ! Mais ceux qui évaluent sont souvent eux même l’objet d’une évaluation, et cette double appartenance peut conduire à une sorte de schizophrénie ! Le conférencier développe ce double aspect en l’illustrant d’exemples tirés surtout de son domaine : la Santé.
    En France on se méfie a priori des évaluations qu’on soupçonne d’être au service d’un pouvoir omniprésent, pouvoir politique ou pouvoir de l’argent (« la santé n’a pas de prix mais elle a un coût »). C’est le cas dans les hôpitaux où l’évaluation des soins était basée sur des critères de rentabilité.
    Mais on a aussi peut être trop tendance à préférer les idées – parfois même les idéologies—à la confrontation au réel. On fait trop confiance au pouvoir des mots… et la réalité se venge.
    Il n’en n’est pas de même dans les pays Anglo- saxons, où c’est l’observation du réel qui sert de base aux discussions conduisant à des décisions.
    En fait l’évaluation n’est jamais neutre : les réponses dépendent de la forme des questions posées. Et surtout elle est réductrice : la réalité est toujours bien plus complexe que l’image qu’elle peut en donner.
    Le médecin de famille traditionnel connaissait son patient, des signes imperceptibles éclairaient parfois son intuition et son diagnostic. Aujourd’hui, une consultation à l’hôpital se réduit parfois à un jeu de tests à réponses binaires (oui ou non) gommant les spécificités de chacun.
    Pourtant l’évaluation a incontestablement des résultats positifs. Le but de l’Institut des données de Santé est de renforcer l’épidémiologie française : quels sont les facteurs d’environnement qui influent sur la Santé ? Quels sont les effets à longue échéance d’un médicament ? Malheureusement en France, on manque de données fiables qu’on est obligé d’acheter à l’étranger.
    Quelques exemples montrent la pertinence de certaines actions d’évaluation.
    Est-ce que les travaux de force diminuent l’espérance de vie et de combien ?
    Un médicament contre l’ostéoporose diminue-t-il à longue échéance le risque de fracture ?
    Est-ce que le dépistage (ex. : mammographie) diminue le risque de mortalité de façon significative ? (La réponse, paradoxalement, semble négative !).
    Dans certain cas l’opposition à l’évaluation évoque une forme…d’obscurantisme !
    Ainsi, dans la prévention du cancer du colon, le scanner donne les mêmes informations que la coloscopie, il est plus simple et moins cher. Mais la comparaison statistique risque de mettre en péril l’industrie des endoscopes…
    Ainsi certains groupes d’intérêts (économiques, syndicaux …) s’opposent aux évaluations. Cela explique au moins en partie certains drames comme celui du Médiator.  Une personne qui connaissait Hélène Frachon l’a alertée : au moyen des statistiques dont elle disposait et d’un simple « clic » informatique elle a comparé la fréquence du diabète chez les patients prenant du médiator  et chez les autres. Le résultat  est sans appel.
En conclusion.
    On pourrait trouver des exemples dans d’autres domaines que la santé : éducation, délinquance…avec les mêmes ambiguïtés.  Une politique à long terme a besoin de données statistiques. Mais souvent, en France, on refuse l’évaluation en arguant qu’elle ignore les particularités  ou qu’elle est partiale. Ce fut encore le cas avec les OGM : une forme d’hypocrisie refuse d’aborder le problème objectivement.
    Peut être pourrait- on imaginer une évaluation des évalués par eux-mêmes ?
    Devant cette situation, le conférencier se dit être plongé dans une grande perplexité.



Prochaines conférences/débats les dimanches 30 janvier et 6 février de 16h à 18h, au temple de Robinson.

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Compte rendu du second entretien : " COMMENT REAGIR (INTELLIGEMMENT) AU NEO-LIBERALISME " avec Antoine GARAPON, Magistrat, Secrétaire général de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice.


Nous vivons une transformation profonde dans notre rapport au monde. Cette transformation est caractérisée par une poussée néo- libérale dans toute les branches de la Société : aussi bien à l’école qu’à l’hôpital ou qu’en entreprise.

    1. Qu’est ce que le Néo- libéralisme ?
    Ce néo- libéralisme est très différent de ce qu’on entend traditionnellement par libéralisme. Et encore plus de l’ultra libéralisme.  Ce n’est pas une idéologie (une représentation du monde) mais une nouvelle gouvernementalité, une technique – un art selon Foucault-  pour faire coexister les gens  et les orienter.

    En France, on constate de plus en plus que l’action des gouvernements est beaucoup plus une gestion qu’une action dictée par des choix politiques. La politique sociale est moins marquée par les objectifs que par les moyens. Il en résulte que la distinction droite- gauche pert de sa pertinence.

    Pour le libéralisme, le marché joue un rôle naturel d’équilibre. Pour le néo- libéralisme (N.L), il est plutôt un mécanisme  qui peut et doit être orienté par l’état.

    Autre différence : pour le libéralisme, l’échange est un mécanisme naturel important. Pour le N.L. ce qui compte c’est moins l’échange que la compétition entre les personnes.

    Autre singularité du N.L. : l’extension de cette conception économique à tous les domaines en plaçant les individus devant des choix dont ils deviennent responsables.
    C’est le cas par exemple du problème de la toxicomanie. On renonce à le traiter en priorité par la répression ou les soins médicaux. On libéralise ce marché : plus de trafic illégal et on agit sur les prix (ce qu’on fait déjà pour l’usage du tabac).
    On ne nie pas l’addiction, la maladie, la passion… mais on renonce à agir directement sur elles car ce serait inefficace. La vieille contrainte extérieure issue de « l’ordre moral » ne marche plus.
    Un postulat du N.L. c’est que les seules choses qui puissent faire bouger les gens, c’est l’intérêt et la peur devant lesquels on leur offre un éventail de choix personnels

    L’intérêt individuel d’abord sur lequel on peut agir pour orienter les gens. C’est ce qui caractérisait les dernières campagnes présidentielles (vous, vos enfants, votre maison…). La  peur ensuite qui les incite à se tourner vers le pouvoir politique (c’est ainsi que sont mis en scène l’insécurité,  les menaces…).

    Un exemple : s’agissant d’un trouble familial (divorce, séparation…), on ne mettra plus l’individu ou le couple devant un juge qui leur imposera une norme. Non : avec peut être un médiateur, devant un éventail de possibilités, on le mettra en mesure de faire des choix, éventuellement consignés dans un protocole, et qu’il devra assumer lui-même.

    Même chose en cas de délit, on dira au prévenu : vous avez fait une opération « risquée ». Si vous plaidez « coupable » la peine est tarifée, vous avez choisi  vous-même, et on gagne du temps et de l’argent.

    Ce néo- libéralisme s’inscrit dans une situation de large mondialisation. Celle- ci se caractérise par une circulation déterritoirisée des services, des biens et des personnes. L’action y prend la forme d’une entreprise. Les états se comportent alors comme des entreprises et les entreprises comme des acteurs politiques entre lesquels règne la compétition.

    2. Comment soumettre (intelligemment) à la critique ce néo- libéralisme ?

Premier type de critique : Elle est de l’ordre de la dissidence : montrer des contre- conduites. Exemple : l’éloge de la lenteur. Glorifier le sabotage…Cette attitude est très ambiguë. Parfois prônée par l’extrême gauche qui criait : « Ni dieu ni maître ! ». Le N.L. répond : « Il est là ce monde de liberté que vous revendiquiez ! » Car dans le N.L. il y a une vraie pensée de la liberté. C’est l’opposé du totalitarisme qui exclut les différences car il est promotion de l’individu dans sa spécificité et sous l’état de droit.

Deuxième type de critique.  Ne pas remettre en cause le N.L. dans son principe mais dans son fonctionnement interne. Exemple : la proposition de  payer les enseignants à la performance. Erreur car si on est instituteur, ce n’est pas pour s’enrichir, il y faut une part de vocation. De plus les résultats ne dépendent pas que du prof, mais aussi du nombre d’élèves, etc. Donc on ne critique pas sur le fond mais sur les critères choisis. D’autres exemples sont observables  à propos de la crise financière, du travail social etc.

    Ce n’est pas l’évaluation qui est critiquable. C’est le choix des critères d’évaluation. Et c’est le fait qu’elle ne peut porter que sur des données quantifiables, ignorant par là tous les autres aspects de la réalité.

Troisième type de critique. Critique interne. Le N.L. est anti-humaniste car il appauvrit l’homme en le  réduisant à ses intérêts et à ses peurs*. Réponse : il ne le « réduit » pas : il ignore les aspects non accessibles à la gouvernance concrète.

Autre critique : il se place implicitement du point de vue du gagnant. Et les perdants alors ?  Réponse du N.L. : Il est partisan d’un revenu universel minimum afin que chacun- y compris le livreur de pizzas ait les moyens de la compétition. C’est pourquoi il insiste sur les fondamentaux : à l’école, la santé, la sécurité.


    Conclusion. Ma position est difficile : Elle est, en gros, d’accepter le principe du N.L. en raison de son efficacité (relativement aux autres systèmes) et de ce qu’elle apporte à l’exercice de la liberté. Mais en la considérant comme un instrument qui doit s’inscrire dans un projet humaniste auquel rapporter ses évaluations afin de ne pas confondre jugement de réalité et jugement de valeur. L’enjeu aujourd’hui  c’est d’œuvrer pour construire une société civile qui retrouve les vertus indispensables de la territorialité (rôle de l’Europe), de l’identité, et de l’Histoire.


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* Lors de la discussion, on a évoqué les moines de Tibhirine : Des gens dont les choix n’étaient manifestement pas gouvernés par l’intérêt ou la peur !
 

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Dernier entretien :  Evaluation, entre Amour et Justice, par Pierre Olivier Monteil, Philosophe. Rédacteur en chef de la revue Autre Temps..


Comment évaluer les enjeux politiques et idéologiques afin d’orienter un projet ? Monteil part de la pensée de Ricoeur et de la distinction classique entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Elle distingue fins et moyens, idéalisme et opportunisme. Mais à trop les opposer on tombe dans le cynisme.

    N’est ce pas justement ce qui se passe aujourd’hui ? Comment y faire face ? Monteil répond à ces interrogations en distinguant trois étapes :
-    1. Le constat du triomphe du Néolibéralisme
-    2. Comment en est on arrivé là ?
-    3. Quelle issue possible pour surmonter cette dérive.

Il conclut  : Justice et Amour.

1. Le Néolibéralisme.

    Monteil s’étend longuement sur ce thème. Depuis les années 80, le pouvoir financier des actionnaires devient déterminant dans la gestion des entreprises qui ne sont plus évaluées qu’en termes de rapport : performances / coût. En même temps les responsables politiques (Reagan, Thatcher..), détruisent l’Etat « Providence » et prônent l’importance du marché à l’échelle de la mondialisation.

    Ce néolibéralisme, par opposition au libéralisme, se caractérise par un rôle actif de l’Etat dans la logique du Marché.

    Mais, alors qu’A .Garapon n’y voyait qu’une technique de gouvernance,  Monteil semble y discerner une véritable idéologie : La société  se réduit à un gigantesque marché où tout s’achète et se vend, où le présent efface le passé et ignore le futur, où l’individualisme règne sans partage. Gouverner y est affaire de gestion donc affaire de savoir. Elle conduit  à une société biface qui oppose gouvernants et gouvernés. Pourtant c’est au cœur de chacun que cette bipolarité devrait régner : être Antigone mais aussi Créon !   Monteil n’est pas avare en condamnations : il ignore les espaces de libertés du néolibéralisme. Pour lui, tout jugement politique s’y détache sur un fond de soupçon, d’hostilité. Et pour maintenir la cohérence du Pays, le Pouvoir n’à d’autre recours que de mettre en scène les menaces extérieures.

    Mais pour les entreprises, c’est pire. Outre les tares déjà dénoncées, Monteil y voit le lieu où toute relation n’est que transaction, où les solidarités se dissolvent, où l’individu se réduit à sa performance et n’a pas droit à l’erreur, au « pardon » car le pardon c’est dire : « Tu vaux mieux que ton acte ».

    Le pardon amène d’ailleurs à la thématique du don : savoir le recevoir car ce qui est en jeu ce n’est pas le don. C’est la qualité des relations qu’il institue entre les personnes.


2. Comment en est on arrivé là ?
   

    On peut dire que les évènements de mai 1968 constituent une protestation contre l’Etat bureaucratique : ses règles anonymes ont engendré, par réaction, un souci de singularisation. Le néolibéralisme en a profité pour déployer une logique marchande individualiste.

    Autre approche de Monteil : la distinction entre le Téléologique (le  Projet, qui caractérise les « Trente glorieuses ») et le Déontologique (Les règles, nécessaires à la logique néolibérale). Il y voit le passage d’un excès de visées collectives vers un excès de règles. Ce serait le même phénomène qui au XXème siècle fit succéder au Marxisme le Libéralisme.


3. Quelle issue possible à cette situation ?

    Ricoeur invite à réconcilier en tous et en chacun l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité : poursuivre le bien commun mais pas par n’importe quel moyen. En particulier, chaque courant de pensée et d’action doit admettre qu’il n’a de ce bien qu’une approche relative. A la limite cela revient à considérer l’autre comme un autre soi- même. Pour nous responsabiliser, nous aider à éviter l’irréparable (fallait-il larguer la bombe d’Hiroshima ?), nous devons dépasser le « politiquement correct », nous pourvoir d’une sensibilité aux choses  de type quasi poétique.
   
Enfin Amour et Justice !

  Comment caractériser cette « Poétique de l’Action » ? Selon Ricoeur, par le thème de la Métaphore. La métaphore est un langage imagé qui, au delà du  sens apparent fait surgir un sens caché. Sous l’institué  naît et surgit l’instituant.
 
   Même dialectique dans le social  entre l’Idéologie qui fige et l’Utopie qui invente.
 
   La Clé de voûte de cette approche, c’est la règle d’or qui articule amour et justice.
 
   Cette règle d’or, c’est d’abord, à la base de la Justice, le principe de réciprocité. On en trouve une origine dans la Bible : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Elle condamne la vengeance aveugle et institue la proportionnalité de la peine au délit. Mais Ricoeur met cette règle en tension avec une ouverture issue de l’Evangile : le Commandement d’Amour (« …aimez vos ennemis,…donnez sans attendre de retour… ») : Je suis appelé à aimer parce que je suis aimé.
 
   La règle d’or est alors éclairée par la métaphore de la Métaphore : sous la Justice émerge l’Amour. La réciprocité  se mue en surabondance.
 
   C’est vrai aussi en politique : Eclairé par le Passé, le législateur doit veiller à ce que la Loi soit aussi métaphore- qu’au-delà de la Justice bilatérale elle puisse faire émerger  l’amour donné, unilatéral, surabondant…
 
   En conclusion, il n’y a pas opposition mais continuité de la Justice vers l’Amour.
 
   Images de Dieu, non pas copies dégradées mais métaphores nous même, nous sommes appelés à faire émerger de nouvelles pertinences, à prolonger une dynamique qui nous précède.


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Date de création : 27/02/2011 @ 14:14
Dernière modification : 27/02/2011 @ 14:14
Catégorie : Entretiens de Robinson
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